Cet article co-écrit avec Vincent Brulois est paru dans la revue Cadres CFDT n° 418 de mars 2016.
Une certaine représentation rationnelle ou idéalisée du travail biaise les relations entre les différents acteurs de l’entreprise. Souvent en distance, managers, représentants, ressources humaines peinent à faire place à la parole en proximité avec le travail. C’est la qualité de la communication en entreprise qui est en jeu.
La question de la parole au travail fait écho aux années quatre-vingt : à la suite des lois Auroux (1982), on se souvient de la flambée du participatif avec, en particulier, les groupes d’expression, les groupes de suggestion, les cercles de qualité. C’est à cette époque qu’émerge la communication interne permettant aux entreprises de s’adresser directement à tous les salariés. Mais les formes prises par la participation des salariés et par la communication se situaient à distance des pratiques professionnelles et du travail réel. L’expression participait plutôt au ré-enchantement d’une entreprise encore fortement marquée par le taylorisme-fordisme. Les salariés n’en voyaient guère les effets sur leur situation. Aujourd’hui, l’enjeu de leur parole renvoie à différentes dimensions du travail : ce qui est fait (qualité, performance opérationnelle) comme au cadre qui le permet (conditions, santé, sécurité).
La question de la parole des salariés revient parce que beaucoup d’acteurs de l’entreprise se sont éloignés de la scène du travail alors que celui-ci est soumis à des facteurs d’incertitude et à des aléas plus nombreux1, nécessitant des choix, des arbitrages, des décisions dans le quotidien de l’activité. On peut lire des travaux de sociologie (Dupuy 2011 et 2015), de sciences de gestion (Detchessahar 2009, Segrestin et Hatchuel 2012) ou de psychologie du travail (Clot 2010) à l’aune de la problématique de la communication au travail2. Sous plusieurs aspects, ils convergent autour de la proximité (ou plus exactement de la distance), de l’échange et de la discussion sur le travail. Ce point ressort notamment des constats faits sur ce qu’on appelle communément les risques psychosociaux (RPS). On ne parle pas assez du travail au quotidien et de la manière dont les équipes cherchent à bien faire leur travail. Mais pour parler, encore faut-il qu’il y ait des interlocuteurs présents et disponibles auprès des salariés. La question de la proximité est ainsi centrale et interpelle autant managers, ressources humaines (RH), communicants que représentants des salariés3.
Des managers en porte-à-faux
Premier acteur concerné par l’éloignement : les managers. Ils sont happés par des contraintes gestionnaires qui les obligent dans le cadre de procédures multiples à alimenter les « machines de gestion » sous forme de reporting. L’activité et le travail sont quantifiés et rapportés par les managers qui y consacrent un temps important, avec pour effet de basculer du « gouvernement des hommes » à l’« administration des choses ». Le manager, pourtant dit « de proximité », s’éloigne du terrain et du travail de son équipe. Il est pris dans une sorte d’entre-deux, entre son équipe qui fait face, souvent seule, aux problèmes du travail concret et une hiérarchie loin du terrain et sans responsabilité opérationnelle directe.
L’éloignement se manifeste par exemple à l’occasion des innombrables réorganisations. Au gré de celles-ci, les situations de travail se transforment et parfois se dégradent, ce qui incite les salariés à interpeller le manager. Souvent à court d’informations sur les décisions et les enjeux, celui-ci peine à fournir les réponses attendues. Une rupture dans la ligne managériale se creuse entre cadres décisionnaires et cadres exécutants. Les stratégies élaborées en haut renvoient la grande majorité des cadres à l’exécution de décisions qu’ils découvrent parfois au moment de leur application. Le manager de proximité se retrouve en porte-à-faux et, malgré les éléments de langage, il est en difficulté pour aider les salariés à comprendre. « Les réorganisations […] créent des effets d’éloignement, de distance du management », indique ce directeur général adjoint d’une grande entreprise : « quand on est trop loin des salariés, les relations sociales s’en ressentent. […] Cela questionne les fondamentaux tels que la proximité et la relation ». Le manager manque à l’appel pour réguler le travail et soutenir les individus. « Les salariés souffrent moins des exigences du travail que de ne pouvoir en parler » (Pascal Ughetto4). Le temps et l’espace font défaut pour parler du travail et des problèmes rencontrés. On sait bien depuis plusieurs années que travailler, c’est agir dans un monde qui n’est pas connu d’avance. Chacun fait autrement que ce qu’il était prévu qu’il fasse parce qu’il se passe toujours quelque chose d’imprévu. Si l’on sait par avance tout ce qui va se passer, on ne travaille plus, on applique. Le travail est donc bien cet écart décrit par les ergonomes entre le prescrit et le réel ; et c’est dans cet écart que se situe toute l’importance de manager et le travail du manager5.
La fonction ressources humaines rationalisée
Les responsables RH, eux aussi, se sont éloignés de la scène du travail. Les équipes affiliées à cette fonction ont été réduites, alors même que les entreprises élargissaient leur périmètre. La fonction RH a été recentrée sur des activités jugées essentielles, délaissant les autres de différentes façons : mutualisation d’activités entre sites, fonctionnement par processus, développement de plates-formes dédiées, mouvement d’externalisation ou de délocalisation, mouvement interne de délégation aux managers opérationnels. Tant et si bien que l’activité a été technicisée (portail informatique, ERP6). Force est de constater que les RH se sont éloignées des individus du fait de la mise en place d’outils à prétention universelle remplaçant l’« analyse de situations concrètes et [faisant] déni de la réalité »7. Cette rationalisation a fini par imposer une vision lointaine et désincarnée de la fonction RH. Une fonction qui a perdu sur le plan de la compréhension en profondeur des individus, de l’organisation et du travail, évoluant plus en business partner qu’en human partner. Il y a clairement eu tension entre ces deux logiques au cours des dernières années et cela n’a pas été au bénéfice de la relation et du lien social. Entre rationalisation et relation, la fonction RH est manifestement en plein dilemme. L’action des praticiens oscille entre la prise en compte qualitative des individus et la mise en place d’outils quantitatifs de mesure et d’indicateurs de performance, les seconds contraignant le plus souvent le pouvoir d’agir des premiers.
Des communicants qui informent sans écouter
Les communicants aussi sont concernés par l’éloignement et la distance. Ils ont à gérer un écart entre le politiquement correct du discours économique et financier de l’entreprise, auquel ils sont en quelque sorte tenus, et un enjeu lié à la place de l’entreprise dans la société et au sentiment qu’elle est avant tout « sociale », c’est-à-dire composée d’individus8. Comme d’autres, les communicants constatent que l’entreprise est aux prises avec des complexités de plus en plus fortes. Mais, plus que d’autres, ils vérifient la difficulté de communiquer ces complexités, alors que la hiérarchie attend d’eux une communication monologique, instrumentale, descendante (transmettre), manipulatoire (faire adhérer), faisant la part belle à l’image fortement simplificatrice. Leur situation est inconfortable. Comment diffuser une information passée au tamis des éléments de langage quand on constate jour après jour au sein du corps social le peu de crédit de la parole officielle ou de la belle image projetée ? L’idée l’emporte le plus souvent pour les directions d’entreprise que la communication a d’abord une fonction marketing (cibler des publics), qu’elle doit produire des messages sur l’entreprise, favoriser la circulation de l’information et travailler l’influence. C’est une vision très fonctionnaliste, y compris à l’heure des réseaux sociaux, préoccupée avant tout du choix des canaux les plus appropriés et de la construction de contenus en fonction des cibles. Une communication centrée pour l’essentiel sur la marque et faisant du salarié une sorte de client interne a envahi le champ de la communication. Cette approche a incontestablement créé de la distance entre le salarié et son entreprise, et ce sans oublier les (nombreux) outils de communication, notamment numériques qui ont, de fait, mis des écrans entre les communicants et les salariés.
Un dialogue social trop formel
Les représentants des salariés sont interpellés sur leur action à faire remonter le travail réel au sein d’un dialogue social peu enclin à en débattre. C’est que le syndicalisme connaît lui aussi un éloignement vis-à-vis du travail. Sans revenir ici sur les causes à la fois culturelles, institutionnelles, économiques et sociologiques de ce qu’on nomme couramment « crise du syndicalisme », c’est sans doute au cœur du travail que se mesure la distance prise par les acteurs syndicaux. La question de l’emploi est devenue, sans doute légitimement compte tenu de la situation économique, le sujet numéro un, mais cela s’est fait aux dépens de la prise en compte du travail, de ses transformations et de ce que les salariés pouvaient en dire. Or, c’est bien le travail qui est l’enjeu majeur, y compris pour ceux qui en sont dépourvus. Dans l’éloignement du syndicalisme, il y a aussi une tension propre à la démocratie sociale française entre les formes traditionnelles de la représentation et celles de l’expression directe des salariés. En clair, le syndicalisme a toujours eu du mal à relier le dialogue social institué et le dialogue professionnel entre acteurs de proximité. Son exclusivité dans le premier champ fait qu’il minimise trop souvent le second. Il y a en tout cas un défaut d’articulation entre les dimensions représentatives et participatives qui n’est pas pour rien dans la distance évoquée. Or, une voie prometteuse concerne la ré-articulation du représentatif et du participatif. Le syndicalisme a tout intérêt à promouvoir et faciliter le développement d’espaces d’expression directe des salariés sur leur travail avec le management, sans craindre une quelconque concurrence de ce côté. Le dialogue social et le dialogue professionnel participent au fond d’une même dynamique9.
A la recherche d’une nouvelle proximité
La proximité est devenue un véritable enjeu. En témoigne le nombre de colloques et rencontres sur le sujet10. En témoigne aussi d’une certaine façon, sous la pression de l’actualité, la prise en compte des RPS. Plus fondamentalement, peut-être, la proximité renvoie aux interrogations sur le modèle de production. Ce n’est pas un hasard si certaines grandes entreprises recherchent actuellement de nouvelles voies pour faire place à l’expression des salariés sur leur travail11. Outre les dimensions de qualité de vie au travail, ces entreprises mesurent les limites d’un modèle productiviste qui a créé plus de dommages dans le travail que de résultats et de performance. Des dirigeants d’entreprises très exposées à la concurrence ne cachent plus qu’ils sont en quête d’une nouvelle frontière de productivité, au-delà en tout cas de certaines applications du lean management. Une productivité qu’ils disent chercher, plus qu’hier, avec le concours des salariés qui ont une conception de ce qu’est, sur le terrain, « bien faire son travail ». D’où les tentatives de mise en place de nouvelles modalités d’échange en proximité. On retiendra que la question de la parole au travail et sur le travail a aussi été abordée explicitement par l’accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail de juin 2013 sous le terme d’« espaces de discussion ». Les expériences en cours, les nouvelles pratiques émergentes sauront-elles venir à bout des résistances culturelles encore très présentes dans le système de management ? Le vent tourne en tout cas, si l’on en croit les discours12. Après l’éloignement, les pratiques de gestion des RH par exemple cherchent à revenir à plus de proximité. De façon plus générale, des entreprises cherchent à redéfinir les processus de gestion, à donner du sens à l’idée de « performance sociale », à améliorer la cohésion interne, à s’engager pour la qualité de vie au travail, sans abandonner pour autant la rationalisation des processus administratifs.
Dans ces transformations, l’entreprise fait face à un déficit de cohésion pour lequel la communication a certainement des atouts à faire valoir. Certaines pratiques vont dans ce sens rappelant qu’un salarié n’est pas un client et qu’un internet n’est pas un intranet. Si le travail de la communication externe est d’afficher l’entreprise et la marque, la communication interne participe de la construction sociale de l’organisation. S’adresser aux salariés est un exercice difficile car ils sont en capacité de mesurer l’écart entre la promesse des discours tant internes qu’externes et la réalité des situations. La plupart des communicants savent qu’ils ne peuvent se cantonner à une production erratique d’outils et de messages. D’où des efforts pour tirer la communication vers une dimension plus stratégique et plus relationnelle. Cela suppose une connaissance de l’entreprise de l’intérieur, une compréhension fine de ses dynamiques, des métiers et de leur condition d’exercice, des salariés et de leurs logiques. Toute la difficulté, mais aussi la nécessité, est de sortir d’une logique gestionnaire de la communication pour entrer de plain-pied dans une communication dialogique. Alors que perdure, même à l’heure des réseaux sociaux, une certaine conception surannée de la communication interne comme voix de son maître, on voit que son avenir est bien plus sûrement du côté de l’aide au dialogue professionnel, à la discussion sur le travail au plus près et en soutien des métiers et des équipes.
1 : Voir le dernier livre de Marc Uhalde (ss dir.), Les Salariés de l’incertitude : solidarité, reconnaissance et équilibre de vie au travail, Octares, 2013.
2 : Cf. Vincent Brulois, Jean-Marie Charpentier, Refonder la Communication en entreprise, op. cit.
3 : Voir les travaux depuis 2009 réunissant chercheurs et praticiens de la communication sous l’égide de l’Association française de communication interne, Afci.
4 : « Rendons le travail parlant ! », Semaine pour la Qualité de vie au travail, Anact, juin 2015.
5 : Voir Aine O’Donnell, Patrick Perrier et Patricia Vesin, « Manager de proximité, non merci ! », Entreprise et Personnel, Étude n°297, mars 2011.
6 : Enterprise resource planning, littéralement des « logiciels de gestion intégrés ».
7 : Cf. Pierre-Eric Tixier, Ressources humaines pour sortie de crise, Presses de Sciences Po, 2010.
8 : Christian Thuderoz, Sociologie des entreprises, La Découverte, 1997.
9 : Cf. Marc Deluzet, « Dialogue social et dialogue professionnel : une même dynamique », in Les Cahiers de la communication interne n°37, Afci, déc. 2015.
10 : Citons « Rendons le travail parlant ! » (Anact, juin 2015), « Parole au travail, parole sur le travail » (Afci, juillet 2013) ou encore l’Université d’hiver sur le thème de la proximité d’Entreprise & Personnel (janvier 2011).
11 : Notre groupe de travail travaille d’ailleurs à la finalisation d’une étude après avoir mené l’enquête sur huit terrains et pratiqué une quarantaine d’entretiens (à paraître).
12 : Voir par exemple le dossier « Salariés-entreprise : comment recoller les morceaux », dans le magazine Liaisons sociales (n°119, février 2011) qui opère un basculement de l’approche de la fonction RH après les constats établis dans un dossier précédent : « Où sont passés les DRH ? » (Liaisons sociales, n°111, avril 2010).
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