Reconnaissance pour services rendus à la société?

Du choc émotionnel que nous vivons que restera t-il demain pour toutes celles et ceux dont les services sont apparus essentiels dans un moment de grande crise ? Infirmières, aide-soignants bien sûr, mais aussi agents d’entretien, caissières, préparateurs de commandes, routiers, livreurs, éboueurs… Les remerciements chaleureux des Français aboutiront t-ils à une reconnaissance de tous ces opérateurs du back office ? Et laquelle?

Dans une passionnante note de la Fondation Jean Jaurès[1], Denis Maillard pose la question et montre que l’affaire n’a rien d’une évidence. Hormis pour les personnels soignants, la reconnaissance pourrait bien ne pas être au rendez-vous, alors même que ce débat revient à nouveau dans l’actualité après l’épisode sensible des Gilets jaunes. Dans un récent numéro de L’Express[2], le très libéral Alain Minc s’en inquiète. Il évoque en ces termes la dimension pécuniaire de la reconnaissance : « Je suis farouchement partisan d’un Grenelle en faveur des bas salaires. Il va falloir mieux récompenser les emplois de l’économie réelle et physique, aujourd’hui mal payés. Je vois déjà le patronat protester en disant que nous allons perdre en compétitivité. Foutaise ! » Le propos peut surprendre de sa part. Sans doute craint-il surtout colère et conflits en sortie de crise. En même temps, l’enjeu de la reconnaissance va au-delà de cette seule dimension de la rétribution.

Nous sommes face à une tension nouvelle. D’un côté, une absence de reconnaissance économique de ces salariés par les politiques de gestion des entreprises dans un contexte de mondialisation et de concurrence. De l’autre,  dans des circonstances certes exceptionnelles, une forte reconnaissance exprimée par la société. Comment une telle tension peut-elle évoluer ? Dans l’histoire, c’est souvent la position d’acteur des professionels tantôt forte, tantôt faible qui a été déterminante dans les rapports de force et le devenir des métiers. Histoire complexe où ceux-ci ont eu à défendre parfois âprement leurs savoirs, leurs identités et les règles qui prévalaient. Dans son entreprise de rationalisation du travail, le taylorisme a combattu pied à pied, et souvent avec succès, les logiques de métier. Mais celles-ci réémergeaient sous différentes formes dans une lutte entre déqualification et requalification (cf. les grêves des OS débouchant entre autres sur l’enrichissement des tâches). Plus près de nous, les approches gestionnaires et financières ont pris la suite du taylorisme. La rationalisation des services s’est faite autour de la figure centrale du client, mais sur fond de développement de tout un back office précarisé et invisibilisé, la notion même de métier lui étant déniée.

Or, ce sont ces « invisibles » qui sont soudain remontés à la surface. Bien sûr, comme l’indique Denis Maillard, la conscience de classe n’est plus ce qu’elle était au temps de la révolution industrielle. La fragmentation et l’individualisation jouent aujourd’hui à plein. Mais ce que la société vient de révéler au grand jour, et de façon inattendue, c’est l’utilité sociale de tous ces opérateurs du quotidien. Une reconnaissance singulière qui pourrait venir bousculer les logiques de régulation professionnelle. Autrefois, la régulation des métiers se faisait sur la base de la qualification. Ensuite, elle s’est faite sur la base de la compétence. Dans un univers dominé par les services, on pourrait voir se développer demain de nouvelles formes de régulation intégrant l’utilité sociale.

Pour l’heure, la définition de soi au travail pour tous ces salariés reste largement marquée par la précarité et une grande fragilité. Mais leur « identité pour autrui », comme on dit en sociologie, vient de connaître une brusque transformation. On a en réalité un besoin vital de leur travail et il a fallu la crise sanitaire pour en prendre conscience collectivement, non pas en tant que clients, mais en temps qu’hommes et femmes participant à un monde commun. Cette transformation identitaire sera t-elle durable ? Ouvrira t-elle de nouvelles dynamiques de métiers pour ces « premiers de corvée » ? Bénéficiera t-elle de l’appui des syndicats ? D’une manière ou d’une autre, les services rendus aujourd’hui à la société tout entière laisseront des traces.

[1] https://jean-jaures.org/nos-productions/l-improbable-reconnaissance-du-back-office-de-la-societe

[2] L’Express, 16/04/2020, p.66

Illustration: Tableau du peintre Gérard Fromanger

Plus on est distant, plus la question de la proximité revient en force

Avec la crise du coronavirus, l’économiste Daniel Cohen anticipe un basculement dans une nouvelle phase du capitalisme qu’il nomme le « capitalisme numérique »[1]. On peut prévoir avec lui dans les années qui viennent un développement du travail à distance. Pour l’heure, la plupart des salariés confinés n’ont sans doute qu’une seule envie : sortir du télétravail, retrouver leur espace professionnel et surtout celles et ceux qu’ils côtoient au quotidien. Contrainte par la crise sanitaire, l’expérience en cours laissera pourtant des traces. Une sorte de répétition générale, avec en perspective de nouveaux outils et modes de travail, de nouvelles façons de faire équipe et de communiquer.

Trois réflexions me viennent pour que ce nouveau contexte soit humainement soutenable:

  • L’épreuve actuelle et l’avenir qui se dessine doivent conduire à rééquilibrer notre système de communication en entreprise. Il était encore jusqu’il y a peu très orienté réputation et contenus. Une communication pour l’essentiel désincarnée. La crise ramène avec force la dimension relationnelle et, pour tout dire, humaine de la communication au cœur du travail. Une dimension trop souvent reléguée derrière, loin derrière les approches gestionnaires, loin derrière la politique des nombres et l’administration des choses. Le retour de l’attention à l’autre dans la crise, c’est le retour du réel. Comme disait le psychanalyste Jacques Lacan « le réel, c’est quand on se cogne ». D’où le besoin de rééquilibrage du système de communication quand se profilent de nouveaux modes de travail qui reconfigureront les unités de lieu, de temps et d’action. On a dans ce contexte moins besoin d’image et d’éléments de langage que de reliance.
  • Un nouveau rapport entre distance et proximité s’élabore en ce moment. Le télétravail se développe. Nous en avons les outils et, pour des raisons économiques évidentes, les entreprises vont réduire les surfaces de travail et les bureaux. Cela demandera de revoir la question des équipes avec leurs rites, leurs rencontres et leurs échanges. Plus on est distant, plus la question de la proximité revient en force. Il y a toujours un moment où il faut se voir, se rencontrer physiquement, de personne à personne dans un groupe. Avec en particulier des espaces de discussion dans le travail  pour pouvoir gérer, anticiper les problèmes. A défaut, on laisse les salariés distants seuls ou presque régler dilemmes ou arbitrages. Ne pas être isolé au travail, pouvoir faire équipe: tout salarié doit pouvoir être soutenu, c’est-à-dire s’inscrire dans un collectif, un réseau, une organisation. Comme tout salarié, le télétravailleur doit bénéficier d’appuis. Appui de l’équipe, appui du manager. Bref, il doit être « équipé » au sens plein et pas seulement sur le plan informatique.
  • Les managers de proximité resteront les premiers acteurs du lien social au quotidien. Dans le monde qui vient, certains pensent pouvoir réduire le rôle des managers dès lors que le salarié, par un curieux renversement de perspective, est considéré comme un «entrepreneur de soi ». Si au contraire on veut réduire l’isolement que crée de fait un travail à distance, rien ne remplace le rôle des pairs et des  bien nommés managers de proximité. Le défi pour eux est de faire en sorte que la distance permise par les outils de communication ne fasse pas perdre de vue l’essentiel, à savoir les relations entre les personnes, toutes les personnes. Une des  révélations de cette crise est la montée des inégalités entre salariés, entre ceux du «front » et ceux de « l’arrière ». Dangereuses inégalités à vrai dire si elles perdurent. Dès lors que l’entreprise demeure un lieu de rencontre sociale, les managers ont un rôle-clé dans la régulation du travail comme dans la communication. Ils sont même au coeur de toutes les régulations (« régulation autonome » des salariés, « régulation de contrôle » de l’entreprise et « régulation conjointe », pour reprendre les termes du sociologue Jean-Daniel Reynaud). C’est à eux entre autres qu’il revient de « faire société » en entreprise en sachant s’adapter à la nouvelle donne d’une alternance qui va croître entre proximité et distance, en inventant des formes de lien et des rituels de communication. Les communicants internes et les RH notamment auraient plus que jamais intérêt à les aider dans cette tâche délicate.

 

 [1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/02/daniel-cohen-la-crise-du-coronavirus-signale-l-acceleration-d-un-nouveau-capitalisme-le-capitalisme-numerique_6035238_3232.html