Le travail change la communication en entreprise

Ce qui paraissait acquis depuis plus d’une trentaine d’années qu’existe la fonction communication en entreprise se trouve bousculé par d’importantes transformations, en partie sous l’effet de techniques, mais plus fondamentalement de rapports sociaux liés aux évolutions du travail. On ne peut plus travailler sans communiquer. Voilà qui redistribue singulièrement les cartes dans les organisations.

C’est au milieu des années 1980 qu’apparaît en France la fonction communication dans quelques grandes entreprises. Les premières directions de la communication voient le jour chez Saint Gobain, Paribas ou EDF. A vocation autant externe qu’interne, cette fonction émerge pour au moins deux raisons[1]. La première concerne la libéralisation des marchés et le développement de la concurrence après les Trente glorieuses. Les entreprises doivent pouvoir être identifiées et se distinguer dans un univers plus concurrentiel. Il revient à la communication externe de les valoriser, entre autres par la publicité produits et la publicité institutionnelle. La seconde raison a trait à la complexification des organisations, mais surtout à la crise d’identité et de légitimité des entreprises. Le modèle taylorien est à bout de souffle. Mai 1968 est passé par là, ce qui nécessite d’asseoir de nouveaux modes de légitimation. Le rôle de la communication interne est de produire une information nouvelle sur l’entreprise et de la ré-enchanter aux yeux de salariés qui n’y voyaient bien souvent qu’un lieu d’aliénation et d’exploitation.

Le travail change la donne

Dès le départ, cette fonction a beaucoup emprunté au marketing et aux Relations publiques pour gérer l’image, la réputation et même le changement en entreprise. La créativité et un réel professionnalisme en termes d’outils et de dispositifs ont été sollicités pour « faire passer le message » ou « accompagner le changement ». Des démarches participatives ont vu le jour. Tout cela s’est traduit par l’apparition de nouveaux métiers dans l’entreprise comme à l’extérieur avec l’éclosion des agences conseil.

On retiendra pourtant que la fonction communication, y compris la communication interne, est restée à distance d’un des principaux changements, celui du travail réel. Le message et l’image en surplomb ont été préférés à la dynamique de communication dans l’activité professionnelle. Pour dire les choses autrement, ce qu’on appelle la com ‘ a privilégié la représentation et le discours de tête « sur » l’entreprise, l’organisation, le changement aux dépens de la parole « dans » le travail, l’activité, les situations, mais aussi aux dépens des relations « entre » les acteurs. Elle s’est déployée du haut vers le bas, alors que se développaient dans le travail de nouvelles approches plus transverses, à la fois du fait des techniques et des besoins de relations nouvelles entre les acteurs de l’entreprise.

Le travail est devenu de plus en plus « communiquant » dans l’univers des services. On ne peut plus travailler sans communiquer. Tout un champ de communication a éclos en proximité à travers la parole des salariés comme celle des managers. Ce n’était absolument pas le cas dans l’univers taylorien quand le travail n’était qu’une suite d’opérations à exécuter. Le lien de subordination jouant à plein, l’ambiance était au silence dans les rangs. Aujourd’hui, le travail est fait d’événements, d’aléas et de beaucoup d’incertitude[2]. Il est fait aussi de quantité de data qu’il faut interpréter. Les problèmes à résoudre, les solutions à trouver, les innovations du quotidien induisent de plus en plus de communication. Une communication faite d’ajustements, d’apprentissages, de négociations avec une plus ou moins grande mobilité dans les échanges.

Souvent ignorée, cette communication de travail à la fois formelle et informelle est de fait la première communication de l’entreprise. C’est en grande partie grâce à elle que ça tient dans l’organisation. Le fait que l’on se parle entre salariés, dans les équipes, avec le manager est devenu un facteur de performance au sens plein. Les entreprises qui privilégient encore le « silence organisationnel » le paient en termes de dysfonctionnements, de crises à répétition et sans doute aussi de résultats. Sans parler de la santé des salariés.

La communication, une fonction partagée

Qu’on le veuille ou non, cette caractéristique d’un travail communiquant bouleverse l’ordre de la com’. L’entreprise ne peut plus prétendre à « une » communication quand on voit en son sein « des » communications interagir. De plus en plus d’acteurs communiquent. C’est vrai du management, des RH, des syndicats, mais c’est surtout vrai des salariés au quotidien. Sans parler des parties prenantes externes qui s’invitent dans l’entreprise. L’extension du territoire de la communication est une réalité que viennent encore renforcer le digital et les réseaux sociaux. Voilà qui déplace le centre de gravité de la com’ vers une communication partagée et multi-acteurs qui fait vieillir les conceptions monologiques et instrumentales.

Devant la demande croissante de sens du travail et de sens au travail, la fonction communication est le plus souvent sollicitée pour transmettre les objectifs, la stratégie, la «vision » des dirigeants. Aussi nécessaire soit-il, l’exercice est devenu insuffisant pour une raison que les dirigeants ne prennent pas assez en compte. Il se situe dans un registre exclusivement vertical, là où la demande est de partager le sens de façon plus horizontale. En vérité, ce qui est en cause c’est un certain rapport social en même temps qu’une conception datée de la communication.

Dans la société comme dans le travail, une même problématique est à l’oeuvre. Elle renvoie à la distinction entre expliquer et s’expliquer. Tant la communication politique que la communication d’entreprise fonctionne pour l’essentiel à l’explication. Communiquer reviendrait à expliquer sous différentes formes ce que l’on a décidé ou ce que l’on veut faire. Si l’explication a toute sa raison d’être et d’indéniables vertus, elle a aussi ses limites. Elles apparaissent crûment quand les politiques ou les dirigeants incriminent le « défaut de pédagogie » aussitôt qu’ils rencontrent une opposition ou une crise. Comme si l’explication devait se suffire à elle-même et mener nécessairement à l’acquiescement. Vous n’êtes pas d’accord ? C’est que vous n’avez pas compris et on va vous expliquer encore… Autre chose est de s’expliquer. La communication emprunte le chemin du dialogue, du débat. Et c’est un fait que dans le société comme dans le travail, les situations, les projets appellent de plus en plus d’échanges, de dialogues et de confrontations.. Le dialogue n’est en rien un frein à la décision, encore faut-il que la décision l’intègre d’une façon ou d’une autre. En clair, l’explication qui fait partie de la communication n’en est pas le seul élément, loin de là.

Les salariés sont demandeurs à la fois d’informations sur les orientations de l’entreprise, d’explications sur la stratégie et de dialogue au plus près de l’activité, du travail. Affaire de compréhension et d’appropriation, mais aussi volonté d’être pleinement acteurs de ce qui les concerne en donnant leur point de vue. La pratique d’une communication de terrain les rend, c’est un fait, plus exigeants. En tout cas plus sceptiques face une parole uniquement descendante. Une communication continue dans le travail avec tout ce qu’elle incorpore d’intelligence collective les éloigne d’une communication monologique trop fabriquée, tout à la fois distante, formelle et saturée de langue de bois. Ils attendent autre chose. Si la communication en entreprise n’en reste qu’à la transmission ou la diffusion, aussi attractifs et sophistiqués soient les contenus, son espace et sa crédibilité ne peuvent que se réduire dans l’univers du travail tel qu’il évolue.

Il y a plus. Désormais, les entreprises en appellent partout à l’engagement des salariés. Cela mérite attention, car loin d’être une clause de style, cet appel révèle à tout le moins un besoin en termes de compétitivité, de performance et d’innovation. Mais l’implication attendue ne peut aller sans reconnaissance de l’intelligence collective. Là est sans doute le défi pour demain[3]. Dans la société de la connaissance, l’intelligence collective devient la matière première. Et elle ne saurait se nourrir de la diffusion de contenus calibrés au millimètre et encore moins de la soumission aux injonctions. Il faut autre chose, en particulier une capacité reconnue d’intervention et de communication sur ce que l’on fait et comment on le fait. Cette intervention du salarié sur son travail passe entre autres par un renouvellement des formes et des espaces de la communication au cœur même de l’activité. De nombreuses entreprises s’attachent à renouveler l’intervention directe des salariés[4]. Celle-ci emprunte différentes formes (lean management, dialogue entre pairs, espaces de discussion, co-développement….) qui dessinent ce que le chercheur Mathieu Detchessahar appelle « l’entreprise délibérée »[5] . Une entreprise en tout cas où la communication occupe une place importante au coeur du travail.

Communicant : entre transmission et médiation

Certains communicants pourraient vivre cette évolution vers une communication de plus en plus partagée comme une dépossession. En réalité, la communication en entreprise évolue, se transforme et le rôle des communicants aussi. Il n’est pas écrit que la fonction communication devrait n’être que la voix de son maître en même temps que la productrice de contenus formatés. Le communicant a une mission d’information et de mise en forme, mais la nature de cette information comme sa qualité dépendent au moins autant de son rapport au terrain qu’au sommet de l’entreprise.

Sauf à dépérir, les communicants ont tout intérêt à se nourrir de la matière vivante que constitue la communication dans le travail. Le devenir de la communication interne, qui plus est à l’ère du numérique, amène à penser que c’est du travail lui-même, de ses interactions que se dessine une conception moins distancée et plus fluide. De porteur, transmetteur et traducteur, le communicant deviendra acteur au cœur d’une pluralité de communications. De plus en plus, il sera celui qui, dans un cadre pluriel, organisera, facilitera, ouvrira. En renforçant notamment la communication managériale, son rôle auprès des managers de proximité sera un bon indicateur de transformation. L’intérêt que le communicant portera aux espaces de discussion dans le travail comme l’appui qu’il pourra leur apporter en termes d’ingénierie contribueront à faire bouger les lignes. Il sera aussi celui qui initiera et développera un esprit de créativité dans les projets. Bref, loin de se réduire, son horizon ne peut que s’élargir dès lors qu’il se saisit des évolutions de travail et de ses opportunités de communication. Bien sûr, les choses ne changeront pas du jour au lendemain, mais ce rôle sera un atout et une force pour le métier de communicant. Une force qui demandera un positionnement plus « politique » et des compétences « sociales » allant au-delà du maniement des outils, des supports et des contenus.

C’est exigeant, ça mettra parfois en porte-à-faux vis-à-vis des représentations qu’ont certains dirigeants de la communication, mais c’est le sens profond des transformations culturelles et professionnelles du travail.

 

Cet article est paru dans la revue Cadres CFDT en juin 2019.

 

[1] Philippe Schwebig, Les communications de l’entreprise, McGraw Hill, 1988

[2] Philippe Zarifian, A quoi sert le travail ? La dispute, 2003

[3] « Le grand renversement : de l’engagement à l’intelligence collective » Blog de Martin Richer, Management&RSE, 12 mars 2019

[4] Livre blanc de l’Association française de communication interne «  Parole au travail, Parole sur le travail », 2017

[5] Mathieu Detchessahar (dir), L’entreprise délibérée Renouveler le management par le dialogue, Nouvelle cité, 2019