Le travail change en profondeur, la communication aussi

« J’appelle travail l’activité de l’être humain qui, confronté à des contraintes, produit selon un projet déterminé quelque chose pouvant servir à d’autre ». Dans son livre Intelligence du travail[1], Pierre-Yves Gomez élargit l’approche commune que l’on a du travail. Une approche qui avait fini par rendre le travail invisible sous sa dimension exclusivement marchande. En clair, le travail sous le gouvernement du client. Loin de n’avoir comme seule finalité que la consommation ou le service du client, le travail se déploie aujourd’hui en quantité d’activités et de réalisations, sous des formes qui vont bien au-delà du salariat, aussi bien du côté du travail indépendant que du bénévolat ou de l’action associative. Toute une économie de proximité fondée sur l’interdépendance et le partage se développe qui pourrait bien nous conduire à réévaluer le travail à partir de l’échange, de l’utilité, du service. Loin d’être marginale, elle interroge fondamentalement le couple produire et consommer… ce couple de l’économie classique qui a façonné une certaine représentation du travail, des relations dans l’entreprise et de la vie en société.

Il y a là comme une sourde transformation qui ramène sur le devant la question du sens de ce que nous faisons. « A quoi ça sert ? », « A quoi je sers ?». On avait fini par l’oublier tant le pilotage macro-économique modelait un univers dénué de sens ou en tout cas de finalité en dehors de la seule consommation. Selon Pierre-Yves Gomez, « lorsque le sens du travail se perd, c’est la communauté qui se dissout parce que ses membres sont devenus incapables de formuler la raison de leur interdépendance par le travail. Il ne leur reste que le sentiment d’une pesante et aliénante dépendance à l’activité à réaliser. » Cette réappropriation du sens du travail est sans doute une des dimensions majeures pour le devenir du travail, sa qualité et son utilité. Reprendre pleinement possession de ce que l’on fait, produit ou crée… C’est une question proprement politique qui se pose là plus de cent cinquante ans après l’envol du monde industriel. Entre le lien de subordination qui a fait et fait encore des salariés des individus à responsabilité limitée et une liberté qui correspond au pouvoir d’agir en toute connaissance de cause, on voit bien qu’une tension monte et va transformer beaucoup de chose dans les entreprises. Signe de cette nouvelle donne, on tente aujourd’hui sous le nom de « symétrie des attentions » de faire bonne mesure en rééquilibrant un peu les choses entre le client et le salarié, tant le curseur était allé loin dans l’oubli du travail. Le fond du problème n’est pas de l’ordre d’un rééquilibrage de compensation, il concerne une véritable mise en visibilité, mieux une revalorisation du travail et de ce qu’il produit dans la société.

Devant cette demande croissante de sens du travail et de sens au travail, la communication est le plus souvent requise pour communiquer les objectifs, la stratégie, la vision des dirigeants. L’exercice, sans doute nécessaire, est devenu en vérité tout à fait insuffisant du point de vue du sens. Pour une raison principale que les dirigeants ne prennent guère en compte : il se situe dans la verticalité stricte du rapport de subordination, là où la demande est de partager le sens de façon plus horizontale, y compris avec les dirigeants. Ce n’est à vrai dire pas une question d’outils, le numérique horizontalisant de plus en plus les liens. Ce qui est en cause, c’est un certain rapport social en même temps qu’une conception du travail. L’appel à l’engagement des salariés n’est pas qu’une clause de style d’un management en quête d’implication, c’est un véritable besoin pour les entreprises eu égard aux enjeux, notamment d’innovation. Mais la contrepartie de l’engagement ça ne peut pas être la simple poursuite de la soumission aux injonctions, c’est une capacité d’intervention sur ce que l’on fait et comment on le fait. Bref, une vraie réappropriation. La poussée sera, n’en doutons pas, de plus en plus forte en ce sens. Et cette intervention du salarié sur son travail avec les autres appelle un renouvellement des formes et des espaces de la communication au cœur même de l’activité.

[1] Pierre-Yves Gomez, Intelligence du travail, Desclée de Brouwer, 2016

Pour en finir avec une conception punitive du social…

Il y a dans les événements récents matière à réflexion et surtout action sur le social, c’est-à-dire la façon de vivre et de travailler ensemble dans notre société. Qu’il s’agisse de la relation entre l’économique et le social, des effets identitaires d’une mondialisation mal vécue ou des dérives des continents politiques vers l’autoritarisme, on voit bien que le social est au centre de tout.

Ce qui vient de se passer aux Etats Unis avec l’élection de Trump, mais aussi ce que nous connaissons en Europe et tout particulièrement en France témoignent du très fort sentiment de déclassement d’une part importante de la population. L’économiste Eric Maurin a écrit en 2009 un petit livre au titre prémonitoire : La peur du déclassement. Une sociologie des récessions (Le Seuil). Cette peur qui, pour certains, est devenue réalité n’a depuis cessé de grandir alimentant frustration, colère et rage politique. Quand par ailleurs ce déclassement craint ou vécu rencontre le terreau des identités religieuses radicales, la perte de repères pour les uns et la folie destructrice pour d’autres est à son comble. Nous y sommes.

C’est le cœur de la société qui est touché et le grand problème est que nos dirigeants économiques et politiques sont hors sol par rapport à cette situation. Deux éléments parmi d’autres dans l’actualité en témoignent. Dans  Les Echos du 9 novembre 2016, un article indique presque banalement que « le salaire des PDG des 120 plus grosses entreprises cotées à Paris a connu une hausse record l’an dernier. Selon les calculs publiés par Proxinvest, il a augmenté de 20 % pour atteindre 3,5 millions d’euros en moyenne ». Ces rémunérations délirantes ont-elles un rapport quelconque avec une amélioration de notre situation ? Elles traduisent surtout la dramatique déconnexion de la logique patrimoniale vis-à-vis du cours du monde. Autre actualité qui n’est pas sans lien avec la précédente, les programmes des candidats de droite à la primaire fondent sur le social avec une gourmandise qui frise l’indécence (35h, retraite, emplois, etc…), comme s’il fallait d’abord punir par ordonnances ou décrets une société de quelques-uns des droits de ses salariés avant même de chercher à négocier des transitions ou des adaptations. Et la gauche dite de gouvernement n’a en vérité pas su poser le diagnostic, ni dire le chemin nécessaire pour l’avenir ensemble. Sa frilosité et une certaine fascination néo-libérale l’en ont empêchée.

Le danger des temps que nous vivons tient en grande partie au fait que le bien commun est le moindre des soucis de trop d’acteurs économiques ou politiques. Ils servent des intérêts limités, mais puissants. Depuis trente ou quarante ans, les changements se font pratiquement sans récit et sous contrainte. Un certain cercle de la raison impose ses lois et ses règles à une société qui n’a qu’une seule chose à faire : s’adapter ou disparaître. Cette manière de gérer l’économique et le social de façon punitive a non seulement produit des dégâts, mais continue de prospérer en dansant sur le volcan. Comme si de rien n’était. Or, nos dirigeants ont oublié que c’est la société qui fait l’économie et non pas le contraire. Il arrive que la société se rappelle à eux avec violence dans la rue ou dans les urnes.

Aujourd’hui, nous avons sans doute besoin comme en 1945 d’un moment refondateur pour poser les bases d’un contrat politique, économique et social. Il se fera en grande partie autour d’une évaluation nouvelle du travail et de sa dimension proprement éthique (cf. le livre Rendre justice au travail de Mathieu de Nanteuil, Puf). Tout le monde sait ou sent bien qu’il faut bouger, mais encore faut-il que la justice soit au rendez-vous de la transformation. Le sentiment de déclassement est avant tout, ne l’oublions pas, un profond sentiment d’injustice. Avons-nous, aurons-nous les forces politiques, économiques, syndicales à la hauteur de cette refondation ?