Lors d’un échange avec Stéphane Rozès à propos de la place du dialogue social paru dans Les Cahiers de la communication interne (n° 38 juillet 2016), celui-ci me rappelait qu’en France on voudrait que ce soit « le haut (l’esprit) qui commande le bas (le corps national). Or, ce qui anime le cours des choses c’est l’inverse, tant pour le pays que pour l’entreprise. Ce n’est pas l’économie qui fait la société, c’est la société qui fait l’économie ». De cette inversion des facteurs viennent nombre des difficultés que nous rencontrons. A mettre comme on l’a fait depuis des années l’économie (pour ne pas dire l’économisme) au poste de commande, on a réduit la dimension politique à un rôle de simple accompagnement et, surtout, on s’est privé pour une large part de l’énergie créatrice d’en bas. En tout cas, le fait que les choix soient le plus souvent pris exclusivement en haut loin de la société , loin du corps social pèse lourd dans la crise que nous connaissons.
En même temps, nous sommes dans un moment singulier où le potentiel d’avenir est tout entier contenu dans la société, mais se trouve pour l’heure corseté par des forces économiques et financières qui brident son éclosion. Contrairement à un certain discours qui voudrait que le manque de liberté vienne exclusivement d’un Etat trop interventionniste, c’est sans doute plus le primat des logiques actionnariales et patrimoniales qui limite aujourd’hui le développement de la société. Remettre la société au premier plan commence par situer le « social » autrement que comme ce qui vient après l’ « économique », comme une conséquence en quelque sorte, une fois que financiers et actionnaires ont dicté la loi. Rappelons qu’en d’autres temps, lors des Trente glorieuses, le social tirait l’économique au moins autant que l’économique tirait le social dans une dynamique vertueuse. Dans une configuration aujourd’hui certes très différente, c’est une dynamique de ce type que nous devons retrouver.
Toute la question dans les années qui viennent est de faire monter la société pour faire l’économie de demain. Faire en sorte par exemple, pour paraphraser le sociologue Renaud Sainsaulieu, que l’entreprise devienne vraiment une « affaire de société ». Les débats autour du devenir de la propriété de l’entreprise esquissés par les passionnantes réflexions de Baudouin Roger, Olivier Favereau, Blanche Segrestin, Armand Hatchuel … dans le cadre du Collège des Bernardins sont clairement devant nous. Au-delà de sa dimension proprement technologique, la « révolution numérique » peut aussi aider à remettre de la société dans l’économie et dans l’entreprise. Encore faut-il qu’il y ait une véritable rencontre entre les attentes des salariés et les potentialités de techniques qui apportent de l’horizontalité et qui suppriment des hiérarchies. Compte tenu des pouvoirs en jeu et des traditions verticales d’entreprise, il y a et il y aura, n’en doutons pas, des tensions et des tiraillements autour du numérique, même si un discours apparemment consensuel l’emporte aujourd’hui.
Inverser l’ordre des facteurs en mettant la société en avant dans le processus économique développe des envies de « faire » autrement, fait naître des processus de socialisation nouveaux, voit l’opinion dans l’entreprise s’élargir et s’ouvrir et la communication descendre de son olympe symbolique pour irriguer relations et actions. Des craquements sont d’ores et déjà perceptibles qui témoignent de la poussée de nouvelles énergies créatrices et d’une certaine redistribution des pouvoirs.