Faire parler le travail

Cet article est à paraître dans le n°500 de la revue Cadres CFDT en avril 2024. Merci à Laurent Tertrais de me permettre de le reproduire sur mon blog.

Le travail est de plus en plus affaire de communication. Et cela, pour au moins deux raisons. D’une part, on ne peut plus travailler aujourd’hui sans communiquer[1]. Communiquer entre pairs, entre services ou avec le client, que ce soit en direct ou en ligne. L’univers des services met le travail au centre de quantités d’échanges langagiers parlés ou écrits, à la différence de l’univers taylorien d’hier fondé sur une parole quasi absente dans le bruit de l’usine. Pour autant, les innombrables paroles échangées dans l’activité au quotidien ne signifient pas, loin de là, que les salariés d’aujourd’hui aient davantage droit à la parole au sujet de leur travail. D’autre part, les transformations considérables qui affectent le travail sont souvent mal connues. Elles se font dans une invisibilité qui met souvent les salariés en difficulté. Le déficit est du côté du récit de ce qui fait le travail, de la réalité des faits qui en sont le ressort. Dans un univers saturé de discours, le manque de récits du travail participe de sa déréalisation. Ces deux dimensions de parole et de récit méritent d’être revisitées.

Parler du travail

Il y a, disons-le, une tension, pour ne pas dire une certaine souffrance, à devoir beaucoup parler au travail sans avoir la parole sur son travail. Résoudre un problème en équipe, faire face à des aléas, répondre à un client exigeant, interagir en urgence, participer à des réunions en ligne et bien d’autres choses encore, tout cela requiert une activité de communication, pour ne pas dire une compétence qui fait désormais partie du quotidien de millions de salariés, de l’infirmière à l’opérateur commercial, du technicien clientèle à l’ingénieur, du livreur au cadre informatique. Là où il y a problème, c’est que cette compétence communicationnelle amplement sollicitée est le plus souvent déniée quand il s’agit de parler d’organisation du travail, de retour d’expérience, de solutions possibles pour mieux faire, faire autrement. On retrouve, encore et toujours, le vieux silence organisationnel, mais cette fois dans un monde professionnel où la communication est requise au cœur même de l’activité. Singulière tension que l’on n’arrive pas facilement à dépasser. Les pratiques et les espaces de « dialogue professionnel » sont rares, trop rares en entreprises ou dans les administrations. Les syndicats commencent à s’en saisir, sans doute encore trop timidement, certains craignant d’y perdre une part de leur rôle de « porte-parole ». Quelques dirigeants, souvent isolés, en ont conscience, mais avancent à pas comptés de peur sans doute d’avoir à partager ou à négocier les éléments contenus dans la boîte noire de l’organisation du travail. Alors, on continue de demander de parler au travail, mais sans parler du travail…

Raconter le travail

L’autre dimension concerne le récit. Il a ceci de particulier qu’il permet de s’appuyer sur des faits, de révéler des événements, des situations, des protagonistes. C’est une part du travail réel et du rôle des acteurs que l’on peut révéler, mettre au jour grâce au récit. Or, il fait défaut. Le manque de récit dans le travail et l’entreprise rejoint d’ailleurs un manque que l’on constate plus largement dans la société, dans le champ politique. Il y a beaucoup de discours et peu de récits. Les chaînes d’information, les réseaux sociaux sont encombrés par un flux permanent de discours, de commentaires, d’opinions. Géraldine Muhlmann dans un récent livre[2] attribue cette situation à un éloignement des faits. Quand seule l’opinion domine, on met les faits à distance, surtout les « faits inconfortables » dont parlait le sociologue Max Weber. Le récit, lui, ramène aux faits et quelque part au réel. Dans le cas du travail, la force du récit est de pouvoir mettre en avant ce qui ne se voit pas ou n’est pas connu. Dans le tertiaire notamment, c’est par le récit qu’on peut approcher des situations, des relations rendues invisibles. Le récit s’appuie sur l’enquête, l’entretien, la parole donnée aux acteurs. Il faut pouvoir sentir comment les choses se mettent en place, comment un métier se déploie, s’organise. Pas de récit sans enquête, sans attention aux faits, sans « passeurs du réel ». Le récit raconte ce qui peut être dit et fait dans un groupe ou un collectif. Il a une force de légitimation des acteurs, en l’occurrence des salariés quand il s’agit du travail.

 Mises en pratique

Quand les salariés parlent de leur travail, quand des récits révèlent les « mondes sociaux » du travail, c’est en fait le travail qui parle. Et c’est ce dont on a besoin dans le moment présent. Le mouvement sur les retraites a dit quelque chose de plus fort que toutes les études, tous les rapports : une réalité difficile du travail en France. Laurent Berger[3] en a tiré la conclusion du besoin, au-delà de la question des retraites, de se saisir du travail, de son organisation en faisant place en particulier à la parole des salariés sur ce qu’ils vivent. C’est heureux que ce soit un dirigeant syndical qui le dise aujourd’hui aussi nettement. Reste, et ce n’est pas le plus facile, à en négocier les modalités concrètes dans les entreprises. S’agissant du récit, de nouvelles pratiques voient le jour. C’est le cas avec « La Compagnie Pourquoi se lever le matin ! »[4] qui, depuis trois ans maintenant, met en mots des histoires de travail. Un projet qui donne le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent la société: santé, alimentation, enseignement, transport, énergie … et bien d’autres encore. Autre déclinaison engagée cette année dans le cadre d’un métier, celui de communicant interne[5] : parole est donnée à des professionnels pour raconter leur travail au plus près et donner à voir une réalité souvent enfouie. Qu’il s’agisse de syndicalistes, de salariés, de managers ou d’associations, il y a besoin de « passeurs du réel » pour que cette parole sur le travail advienne car, comme le dit le sociologue Pascal Ughetto, « les salariés souffrent moins des exigences du travail que de ne pas pouvoir en parler » 

Illustration: Gérard Fromanger


[1] Michèle Lacoste, « Peut-on travailler sans communiquer ? », in Langage et travail Communication, cognition, action, CNRS Editions, 2000

[2] Géraldine Muhlmann, Pour les faits, Les Belles lettres, 2023

[3] Laurent Berger, Du mépris à la colère Essai sur la France au travail, Le Seuil, 2023

[4] https://pourquoiseleverlematin.org

[5] https://www.afci.asso.fr/publications/toutes-les-publications/le-recit-de-marine/

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