Quand l’abus de communication paradoxale conduit au blocage 

La réforme des retraites, mais aussi nombre de projets de transformation post-pandémie dans les organisations nous ramènent à une question fort ancienne, celle de la communication paradoxale. On en mesure les effets tant sur le plan social que politique quand on ne permet pas aux acteurs de sortir de la contradiction qu’elle porte.

         Annoncée comme « indispensable », « nécessaire » et « juste », la réforme projette un allongement de deux ans de l’âge de départ en retraite. Outre les questions de pénibilité, la réalité vécue par nombre de salariés est qu’ils ne sont déjà plus dans l’emploi quatre ou cinq ans avant l’âge légal (chômage, départs anticipés, maladie…), avec les conséquences que l’on sait sur le montant des retraites. Dans beaucoup d’entreprises, on en appelle aujourd’hui à l’initiative, voire à la créativité dans le quotidien du travail. Or, la réalité voit le maintien, voire le renforcement du contrôle des tâches et des formes sophistiquées de reporting. Dans un cas comme dans l’autre et à des échelles différentes, il y a un paradoxe, en l’espèce un message qui dans la réalité enferme une contradiction. La contradiction n’est pas pour rien dans l’ampleur des manifestations ou dans l’attitude de retrait des salariés vis-à-vis de certaines formes du travail. 

Les messages paradoxaux, on le sait, abondent dans la société comme dans l’entreprise. Tout l’enjeu est de savoir ce qu’on en fait et comment on en sort. Les apports de l’anthropologue Gregory Bateson[1] nous rappellent entre autres de quoi il s’agit. Dans toute communication, il y a au fond deux plans. Celui du contenu, c’est-à-dire la transmission d’une information sur des faits, des projets, des opinions. Celui de la relation, c’est-à-dire la nature de la relation établie entre interlocuteurs en fonction d’un contexte, d’une réalité. Ce second plan est déterminant car il ouvre la possibilité d’une métacommunication qui englobe le premier plan du contenu. Les échecs de la communication tiennent pour une bonne part à l’impossibilité de métacommuniquer parce que la distorsion entre le contenu et la relation est trop forte. C’est le cas pour nombre de messages paradoxaux ou d’injonctions paradoxales qui conduisent aujourd’hui tantôt à des conflits, à du ressentiment, à du rejet, à la recherche de boucs émissaires. 

         Dans le cas présent des retraites, une volonté politique qui s’affirme sur le mode « la réforme en tout état de cause se fera » empêche la discussion véritable, en l’espèce une métacommunication à propos d’hypothèses différentes. Discuter, négocier, c’est métacommuniquer pour trouver des solutions, des points de sortie. S’il y a eu « concertation », elle n’a porté que sur les conséquences de la réforme, mais pas sur son cœur. De fait, le contenu de la réforme ne passe pas parce que la réalité de ce qui est vécu entre en contradiction flagrante avec ce qui est annoncé, qui plus est au nom de la « justice » et du « progrès ».

         Pour l’heure, les salariés s’expriment, donnent de la « voix »[2] de façon  massive. C’est un moyen de communiquer, de sortir du paradoxe. C’est salutaire. Encore faut-il qu’en face, il y ait un point de sortie par le haut, c’est-à-dire une réarticulation du message et de la relation. Ca s’appelle la négociation, le compromis, permettant ainsi de sortir du cadre qui fixe le dilemme. A défaut, on ne voit que trop les conséquences en termes de ressentiment politique et social d’une réforme passée en force, non pas quoi qu’il en coûte, mais coûte que coûte.

Illustration: tableau de Fabienne Verdier Margarete, La Pensée labyrinthique II, 2011


[1] Gregory Bateson, Une unité sacrée, Le Seuil, 1996

[2] Albert Hirschman, Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011