L’innovation digitale commence au-delà du dogme et de la norme

Il en va du digital aujourd’hui en entreprise comme de toutes les grandes innovations. On oscille entre le dogme qui s’impose du haut d’une nouvelle rationalité et les processus créateurs fondés sur l’appropriation et la transgression de la norme. Il y a clairement une nouvelle croyance, voire même un effet de mode qui se diffuse à très grande vitesse au nom desquels hors du digital point de salut. Et nos dirigeants, toutes affaires cessantes, de s’engouffrer dans ce nouveau monde. Craignant de manquer le virage, ils imposent la «transformation digitale ». Mais il y a dans le même temps toute une galaxie d’innovateurs qui se révèlent donnant du sens et de la projection aux potentialités bien réelles du numérique. Ces deux phénomènes montrent bien la double logique à l’œuvre en ce moment.

Dans un article paru en 2006[1], Norbert Alter nous aide à comprendre ce qui se joue au fond, même si son écrit est bien antérieur à la déferlante digitale. Ce qui est en question n’est pas tant la dernière innovation que les enjeux et la fonction même de l’innovation dans l’entreprise. « Les décisions de changement prises par les directions des entreprises pour transformer le fonctionnement des structures de travail doivent être prises comme des inventions et non des innovations. Pour prendre pied dans le tissu social d’accueil et pour être finalement utilisées de manière effective, les réformes doivent faire l’objet d’une appropriation par les utilisateurs, laquelle ne peut aucunement être décrétée. » Au fond, une innovation n’en est vraiment une que si elle est l’affaire des acteurs et s’ils peuvent s’en saisir, se l’approprier et dépasser la norme prescrite.

Nous n’en sommes pas encore là dans de nombreuses entreprises qui font du digital « la» nouvelle doxa, mais pas encore l’occasion de véritables apprentissages collectifs et de «processus créateurs ». Or, disons-le, le digital à travers les réseaux sociaux notamment peut offrir des espaces d’innovation pour autant que les salariés puissent s’y mouvoir en dehors de la règle, de la décision, du contrôle et de l’autorité hiérarchique. Ou plus simplement qu’ils puissent faire bouger les lignes. « Les innovateurs sont ces personnes, ces groupes qui savent transformer les institutions en les transgressant . » Là est le gisement fondamental de l’innovation et sûrement pas dans l’outil en tant que tel. La fascination pour les inventions qui germent chaque jour dans l’univers du numérique ne vaut pas grand chose tant que des gens ne s’en sont pas saisi pour faire autre chose que ce qu’on attendait. Toute l’histoire de l’innovation est de ce point de vue éclairante

L’époque est passionnante et fourmille de réseaux, de pratiques nouvelles et aussi d’envies de « faire », mais ne sous-estimons pas les freins et les pressions des normes, des règles et des traditionnelles « logiques de l’honneur ». Il y a une certaine naïveté dans les vertus que l’on attribue en soi au digital. Or, il ne sera jamais que ce que nous en ferons et le plus souvent en dehors des attendus. Pour l’heure, la tension entre les deux dimensions normatives et créatrices peut se révéler féconde car le numérique tant par la vitesse des réseaux que par l’usage autant privé que professionnel permet de franchir des frontières hier étanches.

[1] Norbert Alter, « Innovation, organisation et déviance », in Sociologie du monde du travail, PUF, 2006