Managers, RH, communicants, syndicats: trop loin du travail réel!

Une réalité s’est imposée dans l’univers de l’entreprise : beaucoup d’acteurs (management, RH, communicants, syndicats) se sont éloignés du travail réel des équipes et par conséquent des salariés. Et cela, dans un contexte où le travail est soumis à des facteurs d’incertitude et à des aléas toujours plus nombreux. Cet éloignement du travail peut surprendre. Il peut même paraître paradoxal, tant la représentation d’un management omniprésent dans le contrôle du travail reste dominante. Que constate t-on ?

• Le management, y compris le management de proximité, est largement occupé par des tâches et contraintes gestionnaires (reportings, tableaux de suivi, calculs de tous ordres…) et par des projets transverses qui l’ éloignent des équipes. Il est plus souvent dans l’administration des choses que dans le gouvernement des hommes et des femmes pour reprendre une distinction célèbre. Le chercheur Mathieu Detchessahar a mené une enquête dans des entreprises de plusieurs secteurs qui montre des équipes et des salariés trop souvent laissés à eux-mêmes, chargés de faire les tris, d’établir les priorités, voire de gérer les compromis. D’où, un vécu croissant de dilemmes. En tout cas, un manque de régulation et de soutien apparaît quand il y a des problèmes…et il y a souvent des problèmes. Le travail réel, d’ailleurs, n’est même fait que de cela. A bien y regarder, la question dramatique des suicides ces dernières années dans quelques grandes entreprises a certes des causes multiples, mais le défaut de présence et de proximité dans un contexte difficile de transformation et de restructuration à marche forcée a sans aucun doute pesé dans cette crise sociale d’un type particulier.

• Les responsables RH eux aussi se sont éloignés de la scène du travail. Réduction du nombre de RH en proximité, mutualisation de la fonction essentiellement pour des raisons de coût, plate-forme pour la gestion du contrat de travail, fonctionnement par processus…. Le pendant de cette rationalisation de la fonction et d’une certaine efficacité a été un éloignement et une perte de contact direct avec le salarié. RH « business partner » ou RH « human partner »… il y a clairement eu tension entre ces deux logiques dans la période récente et pas au bénéfice de la relation et du lien social.

• Les communicants, y compris les communicants internes se sont également éloignés. Le recours aux nombreux outils, entre autres aux intranets et autres supports numériques, ont de fait mis des écrans (à tous les sens du terme) entre eux et les salariés. Dans certaines entreprises, la fonction communication en proximité a été limitée, voire a disparu. L’intranet est censé faire le lien, mais ça n’a jamais remplacé la relation des gens entre eux, aussi interactifs soient les outils.

• La crise que traverse le syndicalisme montre à tout le moins là aussi un éloignement vis-à-vis du travail réel et des salariés. Les causes en sont nombreuses, mais sans doute une certaine institutionnalisation du syndicalisme, voire un désajustement de l’offre syndicale par rapport aux attentes des salariés se traduisent-ils par un décrochage en termes d’adhésion, voire de participation aux élections de représentativité. En tout état de cause, la relation de proximité dans le cas du syndicalisme est également en question.

Dans ce contexte d’éloignement partagé, tout le monde attend des miracles d’un acteur : le manager de proximité. On l’attend aussi bien en termes de management, de RH, de communication, voire de relations sociales. Mais la réalité, c’est que le pauvre manager de proximité n’en peut mais. Au passage, ce manager de proximité appartient souvent à la maîtrise. Il n’est pas toujours cadre, loin de là, mais ça n’empêche pas que tout le monde compte sur lui pour un peu tout faire, avec des résultats nécessairement contrastés.

L’éloignement du travail réel se traduit par un déficit de communication au travail et sur le travail. Le sociologue Pascal Ughetto soulignait récemment que « les salariés souffrent moins des exigences du travail que de ne pouvoir en parler ». Parler notamment des problèmes à résoudre et des solutions pour faire son travail. Une des dimensions qui fait le plus problème aujourd’hui, et sur ce point plusieurs études convergent, c’est l’échange, la discussion sur le travail. C’est un des points qui ressort notamment des constats faits sur ce qu’on appelle les « RPS ». On ne parle pas assez du travail au quotidien et de la manière dans les équipes de « bien faire » le travail. Mais pour parler, encore faut-il qu’il y ait des interlocuteurs présents et disponibles auprès des salariés. La question de la proximité est donc une question centrale qui interpelle aujourd’hui autant le management, les RH, les communicants que les représentants des salariés.

Parler au travail et sur le travail? Pas évident, mais si nécessaire aujourd’hui…

Si la question du dialogue professionnel, c’est-à-dire de la parole des salariés sur leur travail, fait aujourd’hui l’objet à la fois d’intéressantes expérimentations en entreprise et de recherches prometteuses (cf. notamment le récent colloque de l’ANACT proposant de « rendre le travail parlant » ou celui de l’Afci en 2013), il faut convenir que les entreprises françaises et les acteurs sociaux n’ont jamais été très en pointe sur le sujet. Comme s’il y avait là un point dur du travail et des relations sociales.

Il importe de rappeler pourquoi, ne serait-ce que pour faire évoluer les représentations et les pratiques. En remontant dans le temps, on trouve une France industrielle et même tertiaire très marquée après guerre par le taylorisme dont une des particularités, et non des moindres, est le déni de toute participation directe du salarié et donc de la communication dans le travail. D’où pendant longtemps une faible imprégnation managériale en France des apports du courant des « relations humaines » venu des Etats Unis. A cela s’est ajouté le compromis fordiste entre Etat, patrons et syndicats qui s’est traduit par l’acceptation tout au long des Trente glorieuses de conditions de travail pénibles en échange d’évolutions régulières des rémunérations et de garanties sociales. Ce compromis est certes entré en crise après 68, mais il en est resté quelque chose en profondeur dans la répartition des rôles et des pouvoirs sur le travail.

On a vu par exemple au cours des années 70 la résonance très marginale dans les entreprises, malgré nombre de voyages d’études, des avancées du travail constatées en Norvège et en Suède (équipes semi-autonomes, Democracy at work). Le mouvement participatif des années 80 a certes connu une certaine flambée avec les groupes d’expression, les cercles de qualité, les groupes de progrès, mais outre que le mouvement s’est rapidement essoufflé, il n’a à vrai dire jamais été complètement connecté au travail réel. Par la suite, un « nouveau productivisme » s’est installé aussi bien dans le secteur industriel que tertiaire. Il a pris différentes formes et dénominations. Bien sûr, les besoins d’une dé-standardisation du travail après le taylorisme ont nécessité de faire une place aux compétences des salariés et à une certaine autonomie. Mais la réalité par exemple de la mise en place du lean dans de nombreux secteurs s’est traduite par une pression accrue, très faiblement compensée par la possibilité pour les salariés de dire leur mot sur la façon de bien faire le travail. On a même vu la réinvention pure et simple du bureau des méthodes pour concevoir une « transformation » qui, dans les faits, s’apparente à une re-taylorisation du travail.

Le pire n’est pas certain. Si des entreprises comme la Poste, Renault, Michelin ou le Crédit agricole s’engagent aujourd’hui dans une voie différente qui cherche à faire une certaine place à la parole des salariés sur leur travail, c’est qu’on est sans doute face à une réalité nouvelle. Outre les dimensions de qualité de vie au travail, ces entreprises mesurent surtout les limites d’un modèle productiviste qui crée plus de dommages dans le travail que de résultats et de performance. Il y aurait donc une nouvelle frontière de productivité à chercher avec le salarié dans le fait de « bien faire » son travail. Voilà un sujet à creuser tant par les managers, les RH, les communicants que par les chercheurs en sciences sociales. Sans oublier les syndicalistes qui, longtemps réservés sur cette question de la parole directe des salariés, s’y intéressent aujourd’hui. L’attitude récente de la CGT et de la CFDT laisse augurer des évolutions. Ces expériences, ces nouvelles pratiques sauront-elles venir à bout des résistances culturelles encore très présentes dans la hiérarchie des entreprises ?