C’est du côté du travail que ça coince

Les chiffres du second tour de l’élection présidentielle sont cruels. C’est dans la population active, celle qui aujourd’hui travaille ou est au chômage que Marine Le Pen fait ses plus gros scores, alors que le président l’emporte assez largement chez les jeunes et surtout les retraités. Au-delà de choix idéologiques, il y a là une réalité sociale et politique dangereuse. L’emploi, le travail tels qu’ils sont n’offrent pas, pour de trop nombreux salariés, de perspectives suffisantes pour empêcher qu’ils basculent dans un vote de dépit, de frustration et de colère. 

Bien sûr, la question du pouvoir d’achat est apparue centrale dans la campagne, mais on peut penser qu’il y a d’autres déterminants à ce vote. Le sentiment d’être relégué, dévalorisé, voire méprisé pèse peut-être plus que le seul pouvoir d’achat, même si, on le sait, la part de reconnaissance qui s’attache au salaire reste une donnée de base. Les  Gilets jaunes témoignaient déjà de cette réalité sourde. Il semble que le mal ait encore gagné en ampleur, jusqu’à toucher le cœur du salariat. Dans son dernier livre « Les épreuves de la vie Comprendre autrement les Français »[1] Pierre Rosanvallon décrit bien ce phénomène profond. C’est à partir du ressenti du mépris, des injustices, des discriminations qu’il faut aujourd’hui appréhender le social. Moins à partir de chiffres, de catégories ou de données statistiques, comme on a trop tendance à le faire.

Cette approche du travail par les « épreuves » des salariés est un enjeu pour les entreprises, les syndicats et bien sûr le pouvoir politique. Il y a manifestement trop de ressentiment qui n’arrive pas à trouver de débouchés dans le cadre de l’entreprise, alors que c’est là que se joue non seulement la situation des salariés, mais aussi, on le voit bien, une part de citoyenneté. Certes, le chômage a reculé, mais qu’en est-il de la qualité de l’emploi ? La conduite des entreprises par la finance a fait des dégâts qui rejaillissent sur la scène publique. Et puis, comment ne pas voir que les rémunérations extravagantes récemment dévoilées des dirigeants des grandes groupes suscitent de la violence, en tout cas une violence rentrée qui se retrouve dans les urnes. 

Dans la campagne électorale, il a été bien peu question du travail, alors que c’est une des matrices de notre vie en société. S’il y a besoin d’un pacte social dans la période qui vient, il doit repartir de là. Ce qui a été engagé, encore timidement, avec la « raison d’être » des entreprises ou avec la « société à mission » doit pouvoir s’incarner dans le travail réel. Il y a manifestement besoin de nouveaux compromis avec les salariés et leurs représentants qui ne sont pas, rappelons-le, une partie prenante parmi d’autres. Partir des situations, de la place de chacun, des réalités du travail : les reconfigurations de l’organisation du travail après la pandémie peuvent être une opportunité de refonder le pacte social. Ce peut être en tout cas l’occasion de réactiver un lien social distendu à partir de l’expression des épreuves traversées et des attentes des salariés. 

L’élection récente constitue une alerte. Une alerte sociale autant que politique. Les entreprises ne peuvent s’exonérer de cette réalité d’un salariat dont le ressentiment est à un tel niveau d’intensité sur la scène politique. Le traitement ne saurait être cosmétique ou alors, après le soulagement d’un soir d’élection, d’autres abîmes se profileront très vite. 


[1] Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie Comprendre autrement les Français, Le Seuil, 2021