Travail: la com’ ne remplacera jamais le dialogue social

Quelle que soit l’issue de la loi sur le travail actuellement en chantier, ses premiers pas sur la scène publique sous forme de projet de loi sont d’ores et déjà un cas d’école en matière de dialogue social et de communication. Un cas d’école à vrai dire de tout ce qu’il ne faut pas faire…

Depuis la loi Larcher de 2007, tous les sujets ayant trait au travail et plus largement au social doivent faire l’objet d’une concertation ou d’une négociation. Cette loi résultait du raté historique du CPE. Le gouvernement de Villepin, sur l’initiative et les conseils de Bruno Le Maire, avait cru bon de se passer de l’avis des acteurs sociaux pour imposer un nouveau type de contrat s’adressant aux jeunes. On sait ce qu’il advint de ce projet, comme tant d’autres avant qui relevaient du diktat de l’Etat dans le champ social en dehors de tout dialogue préalable.

Ce qui s’est joué avec le projet de loi sur le travail porté par Myriam El Khomry relève en partie du même scénario. Alors que la ministre du Travail avait engagé depuis des mois des consultations avec les acteurs sociaux sur des transformations relatives au Code du travail et à la négociation collective à la suite de rapports et de travaux sérieux et solides (Combrexelle et Badinter), le projet de loi s’est trouvé in fine lesté, sans dialogue aucun, d’éléments lourds sur la flexibilisation du contrat de travail (prud’hommes et licenciement notamment).

Ces inflexions ont été initiées à part égale par Manuel Valls et Emmanuel Macron. Par delà leur compétition, ils tenaient à faire une démonstration de force sur le front social. Après l’épisode sécuritaire, le social serait pris par décret en quelque sorte au nom d’un état d’urgence sociale. S’y ajoutait une dimension d’image en fin de quinquennat. Qui serait le Schröder français ? Pour cela, le dialogue social était vraiment de trop. Trop long, trop incertain. Seule une com’ martiale sur l’urgence et la posture de modernité ferait l’affaire. C’était sans compter une levée de boucliers des syndicats mis dans le vent, mais aussi plus largement de l’opinion et singulièrement des jeunes. La signature d’une pétition par plus d’un million d’internautes, quoiqu’on pense du contenu du texte, est un événement qui a pris de court les stratèges les plus affûtés de la communication du Premier ministre. Ils l’ont mal pris à vrai dire.

Ces stratèges ont ensuite accumulé les faux pas au nom d’une modernité censée s’imposer face à une conjuration des ignorants et des conservateurs. On a parlé de pédagogie, comme si les Français ne comprenaient pas le sens des choix imposés. On a dénigré les initiateurs de pétitions et de mouvements lancés à la suite, en cherchant à mettre au jour un complot, alors que le terreau de la mobilisation avait été largement le fait des initiateurs du déséquilibre du projet de loi. Bref, on a ressorti les poncifs de la com’. Mais tous les contre-feux se sont révélés inopérants, voire contreproductifs. A commencer par ceux lancés par un patronat certes heureux des effets de la triangulation économique et sociale, mais lui aussi très maladroit dans l’exercice de com’.

Au-delà des péripéties de ce projet de loi, ce qui s’est passé jusque-là pose de vraies questions sur la communication et le social. Le contournement du dialogue social au nom de l’urgence et de la modernité a fait revenir en boomerang une conception très archaïque de la communication. Ce n’est pas nouveau et les politiques tombent souvent dans le panneau du haut d’une raison supposée supérieure. Dans le champ social, quand la communication se substitue au dialogue social dans la plupart des cas c’est qu’il y a des raisons cachées et les effets sont rarement positifs, sans parler des mouvements d’opinion qu’ils génèrent. Dans les derniers jours, poussé par un mouvement imprévu on a certes vu le Premier ministre revenir à une volonté de dialogue. Feinte ou réelle, elle montre encore une fois que le point de passage de la transformation sociale demeure le dialogue avec les représentants des salariés et avec les salariés et que toutes les stratégies de com’, aussi sophistiquées soient-elles, ne sauraient en tenir lieu. Un dialogue préalable, un concertation ou une négociation s’imposent donc avec les acteurs tels qu’ils sont et non pas tels que l’on voudrait qu’ils soient. C’est vrai au plan national, c’est vrai au niveau de l’entreprise, si on veut vraiment changer les choses.

C’est incontestablement une alerte pour les gouvernants d’aujourd’hui, mais aussi pour ceux de demain qui préparent dès maintenant dans l’opposition les chantiers sociaux d’avenir. Il y a de quoi s’inquiéter quand on voit les compétiteurs de la primaire à droite faire assaut de volonté de changements par décret sur le plan social. Il faut qu’ils sachent que la com’ ne suffira pas…

 

Le digital oui, mais sans naïveté

Il en va du digital aujourd’hui comme de l’Europe hier. En paraphrasant de Gaulle, on pourrait dire que certains sautent sur leur chaise comme un cabri en disant le digital !, le digital !, le digital !, en oubliant au passage tout effort de lucidité, sans même parler d’esprit critique. La révolution digitale qui est à la fois technologique, économique et sociale charrie comme toujours le meilleur et le pire et l’effet de sidération enchantée que l’on voit encore trop souvent ne favorise guère la clairvoyance. Or, il est vraiment temps d’en avoir.

Une des conséquences majeures du digital est de développer l’automatisation à un niveau jamais connu jusqu’à présent. La génération automatique de données et de services constitue le cœur de la transformation digitale. Que l’on songe à la place des algoritmes ou des big data. Il y a là à la fois des opportunités immenses en termes de quantité et de vitesse à travers le traitement de masses de données de toute sorte et des risques non négligeables dont les effets sur l’emploi ou la surveillance généralisée ne sont pas les moindres.

Face à cette poussée des automatismes, il serait bon de reprendre le fil de quelques réflexions anciennes comme celles par exemple du sociologue Pierre Naville dans son livre Vers l’automatisme social ? (Gallimard, 1963). Elles portaient certes sur un stade antérieur de l’automatisation, mais elles n’en gardent pas moins une grande actualité sur le fond. « Il faut pourtant consentir à sonder les conditions sociales présentes du développement de l’automatisme, sans préjugés et au niveau pratique où elles se situent dans le monde industriel. C’est une tâche à beaucoup d’égard ingrate, mais strictement indispensable. Des études minutieuses, déjà abondantes, permettent d’entrevoir à travers la technique nouvelle comment se façonnent de nouveaux modes de production et de consommation, comment les ingénieurs et les opérateurs y réagissent, comment se prépare, tout au long d’une « révolution silencieuse », les cadres de la vie de demain ».

Nous sommes bel et bien dans une nouvelle révolution silencieuse dont il nous revient d’appréhender les enjeux pour ne pas en être seulement, selon les points de vue, les spectateurs émerveillés ou les agents horrifiés. Cette révolution pourrait n’être que la suite et l’extension du taylorisme, poussant plus avant encore la déshumanisation du travail et la « gouvernance par les nombres » dont parle Alain Supiot. En tout cas, les ingrédients de base de cette perspective où le calcul automatisé règne en maître et où le travail se résume pour l’essentiel au travail de la machine, sont là et ne sont pas à négliger. L’administration des choses pour le coup l’emporterait vraiment sur le gouvernement des hommes avec les conséquences que l’on peut imaginer. Et toutes les utopies autour de la coopération et du collaboratif ne pèseraient guère dans cet univers froid du calcul.

N’oublions pas toutefois quelques éléments qui pourraient ne pas rendre cette perspective  certaine ou fatale. Il y a d’abord un phénomène singulier propre au numérique. Il n’est pas complétement sous contrôle. Et c’est une chance incontestablement. Le philosophe Bernard Stiegler constatait récemment lors d’un séminaire de l’ANVIE que « les administrateurs et les cadres dirigeants des grands groupes ne maîtrisent pas mieux la question de la digitalisation et ses enjeux que leur équipes. Cet état de fait est radicalement nouveau : jusqu’alors, les élites, dans les entreprises, étaient mieux formées que leurs équipes. Ce n’est pas le cas avec le numérique et la digitalisation ». Le territoire du web est par certains côtés partagé et des acteurs, parmi lesquels une majorité de salariés, s’y meuvent à titre privé en toute liberté, ayant appris ses codes et compris aussi ses pièges. Le monde totalement programmé et calculé n’est sans doute pas pour demain, tant que des individus et des groupes se donnent les moyens de reprendre du pouvoir sur la machine et les calculs, même les plus avancés.

Nous ferons nôtre la conclusion du livre de Dominique Cardon A quoi servent les algorithmes (Le Seuil, 2015) : « Plutôt que de dramatiser les conflits entre les humains et les machines, il est judicieux de les considérer comme un couple qui ne cesse de rétroagir et de s’influencer mutuellement. La société des calculs réalise un couplage nouveau entre puissance d’agir de plus en plus forte des individus et des systèmes socio-techniques imposant, eux aussi, des architectures de plus en plus fortes ». Donc, pas d’angélisme, mais plutôt une lucidité combattante.