Quand les corps intermédiaires sont dans l’angle mort…

Le moment est paradoxal. Là où il faudrait réparer, relier, réunir, participer, se projeter et délibérer pour l’avenir, le débat politique fait rage entre radicalités et conduites bonapartistes. L’extrême droite profite de la période pour ranimer les flammes nationalistes et xénophobes. L’extrême gauche souffle sur des colères et se répand en imprécations. Quant au président, il cultive une logique de pouvoir solitaire à coup de com’ et de clivages trop entretenus.

            L’exercice politique se déploie surtout en l’absence des corps intermédiaires. Comme si la société n’était que spectatrice. Largement pratiquée ces dernières années, cette mise à l’écart porte en elle les plus grands dangers. A dénier aux élus, aux syndicats, aux associations, aux mouvements citoyens un réel pouvoir de représentation et d’intervention, on se retrouve face à une violence politique qui monte et dont on voit trop où elle mène. Le président compte sur son seul talent pour écarter les extrêmes, mais le risque de dérapage est fort quand on ne s’appuie pas vraiment sur la société.

            Les corps intermédiaires n’ont pas disparu, mais ils sont dans l’angle mort. La scène médiatique des chaînes d’info qui sert de plus en plus de référent avec les réseaux sociaux les a purement et simplement exclus du jeu. Il faut reconnaître que leur situation n’est pas des plus faciles. Ils font face à de lourdes questions de représentation que les mouvements type Gilets jaunes ont révélées ces dernières années. L’individualisation par ailleurs les prend souvent à revers. Pour autant, ces difficultés de traduction de la vie sociale ne font pas disparaître le besoin de contre-pouvoirs et de médiations. A bien y regarder, ils sont à l’œuvre sous des formes renouvelées dans de nombreux réseaux coopératifs, associatifs, citoyens. Les politiques font fausse route en cherchant à se délester des forces intermédiaires pour chercher à installer un face à face direct entre eux et le citoyen.

            Le fond tient en réalité à une certaine conception de la politique. Dans un livre paru en 2019, La faiblesse du vrai[1]la philosophe Myriam Revault d’Allonnes est revenue opportunément sur les approches différentes de Platon et d’Aristote en matière politique. Le premier cherchait à arracher la politique à son ancrage dans la cité et dans le réel. La vérité politique devait se situer au-dessus, notamment dans la figure du philosophe-roi, celui qui seul savait. Aristote, quant à lui, replaçait la politique « en situation », mettant en avant l’événement, l’action et surtout la capacité de jugement et de délibération du peuple assemblé. Cette vieille querelle entre philosophes grecs n’a rien perdu de son actualité entre d’une part, la vérité absolue portée par « ceux qui savent » et d’autre part, les conditions d’une délibération politique qui résulte d’un exercice de la pluralité.

            Pour que cette pluralité se réinstalle dans le paysage politique, il faut des lieux, des occasions, des circonstances. D’une certaine façon le Grand débat ou la Convention citoyenne sur le climat ont entre-ouvert des possibles. Mais c’est encore trop peu, surtout quand la main a été trop vite reprise au sommet. Autrefois, rappelait récemment Michel Wiewiorka[2], il existait un Commissariat au Plan où les différents acteurs économiques, sociaux et sociétaux se retrouvaient pour traiter ensemble de l’avenir. La déconnexion politique que l’on observe est trop lourde de menaces. On a un besoin urgent de retrouver de tels lieux de dialogue dans la société pour élargir la capacité de jugement et de délibération.

Illustration: Gérard Titus Carmel


[1] Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Seuil, 2019

[2] Michel Wiewiorka, Métamorphose ou décadence Où va la France ? Rue de Seine Editions, 2021