Le citoyen, le salarié, le client: retrouver le sens des mots

 

Je me souviens d’une expression qui avait cours en entreprise, il y a de cela près de vingt ans. Il fallait se mettre « sous le gouvernement du client ». Ce qui pouvait apparaître comme un défi économique pour conquérir des marchés, améliorer les produits ou les services, développer la croissance est en fait devenu un enjeu politique global. Le mot client s’est répandu peu à peu dans tous les secteurs, jusqu’à devenir quasiment l’unique étendard, l’alpha et l’oméga de la modernité. Au point de dévaluer quantité d’autres termes : citoyen, salarié, usager, patient, consommateur… Tous clients d’abord et avant tout ! Et avec cela, un rapport déséquilibré entre sphère publique et sphère privée, intérêt général et intérêt privé.

Au-delà des mots, l’affaire est d’importance. Le « tout client/tous clients » modèle le devenir des services publics ou ce qu’il en reste. On peut douter des seules raisons d’efficacité avancées pour justifier leur « transformation ». Au nom de quoi le modèle « client » serait-il par magie gage de qualité de service ou d’usage. On a tous trop d’exemples qui témoignent du contraire. Il y avait une particularité de la fonction publique ou des services publics. Si l’on se projette dans leur nécessaire modernisation et non pas leur transfert ou leur disparition, on a sans doute besoin de bien autre chose que la duplication paresseuse du logiciel client. La raison d’être de services au public concerne le citoyen, avec l’égalité qui s’y attache. Cette question est sans doute au cœur de bien des colères récentes.

Dans l’entreprise, la place éminente du client est a priori plus logique. Encore que le curseur est allé si loin que l’attention au salarié en a pâti. La fragilisation de la condition salariale en témoigne. Sa place dans l’entreprise et dans le travail est pour le moins questionnée. Et ce ne sont pas les dernières trouvailles sur le bonheur au travail, la bienveillance ou l’expérience collaborateur qui peuvent venir compenser la situation d’un salarié pour l’essentiel absent du logiciel client. La perte de vitesse des contre pouvoirs dans l’entreprise n’est pas pour rien dans cet affaissement. Il reste que le développement de l’entreprise, même quand elle pousse loin la dématérialisation, ne peut se passer d’un engagement, d’une coopération et de l’intelligence collective des salariés qui ne sont décidément pas des clients comme les autres.

Et puis, il y a tous les autres domaines. La santé, l’environnement, l’éducation ne sont pas réductibles à la logique client. Un patient n’est pas un client, un élève non plus…ou alors on élimine de notre champ pour longtemps ce qui nous est commun en termes de valeurs au profit d’une approche strictement marchande. Le souci du bien commun, des ressources communes, de la vie en société appelle de redonner un sens aux mots. Le client a sa place -nous sommes tous des clients -, mais nous ne sommes pas que cela. Et c’est bien là que le bât blesse en ce moment. Les mots sont toujours de bons baromètres de ce qui nous arrive. Mettre le client partout est non seulement un abus de langage, c’est surtout un rétrécissement de notre horizon commun.