Soi comme un étranger, la part autobiographique de Norbert Alter

Avec Sans classe ni place L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part[1]Norbert Alter propose un livre très singulier. Apparemment, un livre de mémoire sur son parcours. En fait, un livre de sociologie à la première personne, ce qui n’est pas courant même en ayant recours à un double. En revenant sur une histoire, la sienne, dans un milieu familial marqué par l’anomie, la déviance, la transgression, il poursuit en réalité un travail engagé dans un précédent livre[2] autour de la figure de l’étranger dans la filiation féconde de Georg Simmel. Un étranger, lui en l’occurrence, entre rupture et appartenance.

La rupture dans son cas vient de loin. D’une famille… et quelle famille ! Déstructurée, désocialisée par un chaos permanent, toujours rejetée, expulsée. Entre un père fantasque, escroc à ses heures et une mère aussi éruptive que transgressive, les repères manquent, les lieux s’enchaînent toujours précaires, les relations au quotidien sont improbables. Dans cet inframonde brutal, pas de classe sociale à laquelle se référer avec ses règles, ses codes. Pas de place non plus au sens géographique autant que social. L’intégration ? C’est plutôt de désintégration qu’il faut parler. Tout l’y ramène tout le temps, notamment le regard des autres lors d’une crise de la mère, d’une expulsion du logement ou de l’emprisonnement du père. Alors, il faut cacher, ruser et, surtout, tenter de vivre malgré tout.

Et c’est la seconde caractéristique de l’étranger. Au-delà de la rupture et surtout à cause d’elle, il va peu à peu construire une appartenance ou plutôt des appartenances. Le livre donne à voir cette construction, loin de tout déterminisme. C’est la recherche, chez des amis en particulier, d’une vraie « maison » loin des taudis de ses parents. C’est l’école et puis, plus tard, le lycée avec le soutien social de certains professeurs. C’est le travail, du garçon de café au déménageur qu’il a été tour à tour. Ce sont les filles rencontrées et aimées. C’est la politique, avec les joutes jouissives de l’après 1968. C’est le voyage initiatique dans l’Amérique de l’Ouest… Le sociologue décrit avec minutie et crudité parfois les détails de situations pour lui fondatrices, que ce soit à travers les gestes de métier du garçon de café, le sens du collectif des déménageurs, les films du ciné-club du lycée, les rites de rencontre avec les filles…

Dans ce parcours se construit ou se reconstruit à la fois une distance avec un passé douloureux et une proximité avec les épreuves traversées puisque c’est ce qui l’a fait. Il y a dans ce livre non seulement l’expression d’une différence subie et revendiquée, mais aussi la conquête tenace d’une liberté avec les autres et grâce aux autres. « On peut échapper, au moins partiellement, à son histoire pour la réinventer et se réconcilier avec elle, puisqu’on n’est jamais seul », dit Norbert Alter en conclusion. L’étranger fait le chemin de la rupture à l’appartenance. Toute la force de ce livre autobiographique est dans le récit du chemin, un chemin qui n’est jamais écrit, où le poids des déterminismes ne conditionne pas tout, où il est possible de trouver de la force dans ce qui n’est pas conforme.


[1] Norbert Alter, Sans classe ni place L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part, PUF, 2022

[2] Norbert Alter, La force de la différence Itinéraires de patrons atypiques, PUF, 2012

Eloge des sciences sociales « pour changer l’entreprise autrement »

Dans la longue liste des livres consacrés au changement en entreprise, le livre de Loïc Hislaire Le triangle du manager[1] sort du lot haut la main par sa grande qualité et son intérêt. Loin d’une littérature managériale pressée et convenue, c’est un livre de praticien – l’auteur a été DRH de la SNCF jusqu’en mars 2017 –, mais un praticien singulier qui, en vue de l’action, prend le temps de décortiquer l’univers des cheminots en faisant le détours par les sciences sociales.

Tout le monde a son avis sur le changement de la SNCF. L’Etat en a une certaine approche, de même que les élus ont la leur ; les clients en ont une autre ; les salariés se font du métier une certaine idée, sans parler des syndicats dont le poids et le pouvoir sont importants. Pas évident d’appréhender la transformation d’une entreprise dans un environnement aussi chargé. C’est assez peu courant et cela mérite d’être souligné, voilà un DRH qui décide d’accorder une place toute particulière aux très nombreuses études que la SNCF a commandées au fil du temps à des chercheurs pour appréhender le rapport des cheminots aux transformations de l’environnement, de l’entreprise et de ses métiers. Toute la sociologie française ou peu s’en faut a eu l’occasion, un jour ou l’autre, de « travailler » sur la SNCF, comme sur EDF d’ailleurs.

Le problème est que ces innombrables études ont plus souvent servi à caler les armoires qu’à nourrir les stratèges de l’entreprise. Loïc Hislaire a pris la peine de les relire et y a trouvé des pépites s’agissant tantôt de la culture d’entreprise, de la singularité des métiers ou de la nature du contrat psychologique qui lie les cheminots à leur entreprise. De quoi en tout cas fonder une analyse sur autre chose que des raccourcis simplistes. Ainsi met-il bien en perspective la fameuse «résistance au changement », véritable pont aux ânes de beaucoup d’écrits managériaux. Ainsi nous éclaire-t-il sur le rapport à la hiérarchie, la force de l’expérience du métier ou la revendication partagée de l’autonomie dans une entreprise au demeurant fortement réglementée.

Avant de prétendre changer quoi que ce soit, il importe de connaître et de comprendre. Telle est la première leçon du livre. La seconde est que cette intelligence du social doit être mise à profit de l’action. En 2010, Loïc Hislaire a conçu un outil à destination des managers fondé sur l’analyse des Mondes de Luc Boltanski (cf le livre de Boltanski et Thévenot De la justification) . Il s’agissait pour le DRH d’organiser un dialogue entre le monde industriel (la maintenance, les roulants…) et le monde marchand (les commerciaux, le marketing…). Deux mondes qui cohabitent au sein de la SNCF, mais qui ont le plus grand mal à se comprendre. Plus récemment, il a tiré de sa fine connaissance  de l’entreprise une sorte de « clavier du manager » autour de trois dimensions (le lien personnes/travail, le lien entreprise/travail, le lien entreprise/personnes). Moi, mon travail, mon entreprise…Cette tripartition fait système et beaucoup de démarches de changement échouent dans les entreprises parce qu’un des éléments n’est pas pris en compte.

La SNCF est un univers complexe, mais au bout du compte c’est le cas de toutes les entreprises. L’effort patient de compréhension des enjeux, du système social, des logiques de métier vaut -ou devrait valoir- pour chacune. Au moment où la sociologie, voire plus largement les sciences sociales font l’objet de critiques au motif qu’elles ralentiraient l’action par une trop grande prise en compte de la complexité (on n’a pas le temps…), voire constitueraient une sorte d’«excuse », comme a pu le dire un récent Premier ministre, il est bon qu’un praticien aille à rebours de cette vulgate mainstream.

[1] Loïc Hislaire, Le triangle du manager Pour changer l’entreprise autrement, Le Cherche Midi, 2017. Ce livre vient de recevoir le Prix Afci 2017.