Au nom de l’efficacité, au nom de la réforme qui ne peut attendre, au nom de transformations dans la société et dans l’entreprise, il n’y aurait rien de plus urgent du haut de l’olympe que de réhabiliter le décret et l’ordonnance. Dialogue, négociation, compromis, ces mots appartiendraient-ils au passé ? Seraient-ils à ranger au musée des humanités communicationnelles et sociales ?
Ce qui se joue en ce moment sur la scène politique et dans plusieurs entreprises traduit en tout cas une certaine conception de la communication et des relations sociales. Une conception qui ramène le dialogue et la négociation à la portion congrue. Les ordonnances sur le travail et sur la SNCF en sont l’illustration presque caricaturale, même quand on nous rappelle que « c’était dans le programme ». Il est de moins en moins question de négociation. Tout juste concède t-on qu’après décision il y ait concertation. Mais bien évidemment personne n’est dupe du fait que la part proprement négociable est alors résiduelle.
Alors même que la négociation sociale a toujours eu du mal à pénétrer la société française et ses entreprises malgré des progrès fragiles depuis les années 1980, nous assistons à un retour du modèle français de gestion du social le plus archaïque: colbertiste, vertical et technocratique. Certes, les ingénieurs ont cédé la première place aux jeunes technos pressés de la finance, mais le logiciel du cercle de la raison est toujours le même. Une rationalité doit s’imposer coûte que coûte et les corps intermédiaires n’ont au mieux qu’à s’arranger localement des conséquences des décisions, voire à les atténuer s’il se peut. Ce qui vaut au plus haut sommet de l’Etat, vaut aussi dans certaines entreprises là où la négociation est supposée se développer. Ce qui s’est passé chez Carrefour en dit long à la fois sur la communication et l ‘état du dialogue social.
Et c’est au nom d’une supposée modernité que l’on cherche à remettre en selle cette vieille matrice des relations sociales. Avec, bien entendu, la communication qui va avec (verrouillage du discours, éléments de langage, stigmatisation…). Elle offre un certain confort aux gouvernants et aux dirigeants à court terme. A long terme, c’est moins sûr et cela pour plusieurs raisons. Des transformations conduites à la baguette par des élites arrogantes n’assurent pas toujours, c’est le moins qu’on puisse dire, une qualité des changements pour ceux qui ont à les vivre ou à les subir. Et puis, rappelons-nous que le vieux modèle français de relations sociales a toujours évolué dans une certaine violence. On la voit poindre à nouveau dans différents secteurs. Mais peut-être certains pensent-ils cyniquement que c’est le prix à payer pour appliquer le programme et « changer vraiment ». Et puis, si au passage on peut se payer quelques totems…
Il y a plus fondamental : comment imaginer que la transformation sociale puisse se passer de confrontation des acteurs, donc de négociation et de compromis dans un environnement à la fois plus diversifié et plus complexe. Parler de la nécessité de construire un avenir avec ceux qui sont concernés ne veut pas dire en rabattre sur le besoin d’évolution et de transformation, mais c’est faire le pari de l’intelligence collective, plutôt que d’affirmer et de répéter une doxa.
Un rappel cruel pour nos gouvernants. En 1989, Michel Rocard a confié à Hubert Prévot un rapport sur la situation des postes et des télécommunications. Il s’en est suivi des mois et des mois de consultation, de concertation et de négociation avant de mettre dans la loi la séparation et la création de deux établissements. En 2018, un rapport éclair (Spinetta) sur la SNCF, le vote d’une loi en urgence absolue et bien sûr….un conflit social. De consultation et de négociation, au-delà de l’apparence il n’en est pas vraiment question en tout cas sur le fond de la réforme qui, dit le Premier ministre, « est non négociable« . Les grévistes seront peut-être in fine contraints de cesser leur mouvement sans avoir obtenu grand-chose de significatif, il n’est pas sûr que la transformation de la SNCF gagne à cette « victoire » par mise à genoux d’un mouvement né d’un défaut d’intelligence sociale. On ne peut que rappeler à nos gouvernants et aux dirigeants d’entreprise cette phrase de Michel Crozier : « On ne change pas une société par décret ».