Le social aujourd’hui, c’est la « bataille du travail réel »

Le moment de bascule que nous vivons dans le travail fait ressortir de nouveaux cadres à la fois temporels, spatiaux et relationnels. Chacun sent bien que les référentiels qui prévalaient, avec les trois unités de temps, de lieu et d’action, se transforment sous l’effet d’une double réalité. La distance s’accroît dans tout ce qui fait le quotidien de l’organisation, de la gestion, de la technique et de la relation.  Mais plus cette distance s’accroît, plus la proximité devient ou redevient une valeur cardinale pour l’individu, les groupes, les équipes. Avec la crise actuelle, nous sommes au coeur de cette tension. Et le télétravail n’est en définitive qu’une des manifestations de cette réalité qui concerne chacun, qu’il soit dirigeant, manager, salarié. Comment faire entreprise, comment faire équipe dans un univers où la dissociation des lieux et des temps devient de plus en plus courante ? Comme à chaque phase de transition, ce sont les règles du jeu social qui se trouvent en question.

Car c’est bien le social dont il s’agit, même si le terme rebute certains qui le trouvent trop connoté à l’heure où tout devrait selon eux se mesurer à l’aune de l’individu. Que cela plaise ou non, le social existe. Il connaît une déformation et une fragmentation parce que la donne économique, technique, socio-culturelle change, parce que le cadre collectif se déplace, parce que les acteurs de la régulation sociale ne sont plus tout à fait les mêmes. … Le tout sur fond de précarisation et de montée du populisme, y compris en entreprise. Pour appréhender la transformation sociale en cours, il est intéressant de reprendre les catégories que nous proposait hier le sociologue Jean-Daniel Reynaud. Tout système génère un ensemble de règles produit par les acteurs en présence. Il y a selon Reynaud[1] trois sources de régulation sociale. Celle qui relève du contrôle, celle qui relève de l’autonomie et celle qui relève de l’action conjointe. Le contrôle s’exerce plus aujourd’hui par l’injonction financière, moins sur le pilotage fin de l’activité ou de la tâche. L’autonomie progresse dans l’activité – le télétravail en porte témoignage -, mais laisse les individus souvent démunis quand les collectifs font défaut. L’action conjointe, si elle peut progresser ici ou là sur le plan micro social a perdu de sa force sur le plan des compromis sociaux collectifs.

Evoquer la régulation sociale aujourd’hui, demande d’appréhender ce qui se joue au plus près de l’activité. L’ingénieur et sociologue Pierre Veltz parle de « bataille du travail réel »[2]. C’est là que le social aujourd’hui se dessine. Le monde souvent opaque de l’activité des individus au travail, des équipes dans l’entreprise est en butte à des évolutions que la pandémie a accélérées. De nouvelles inégalités naissent selon les activités, que l’on pense à cette extraordinaire expression de « travailleurs du front ». Des opportunités apparaissent pour certains de pouvoir se détacher de contraintes liées aux espaces de travail ou au transport quotidien. Une chose est sûre, les transformations de l’activité ne peuvent se traiter vues de Sirius. Elles interviennent localement. C’est là qu’il faut en parler, c’est là qu’il faut  négocier. Les managers de proximité et les syndicats ont une carte à jouer, à condition qu’un cadre permette à cette « bataille » de s’exprimer et de produire des compromis. Les accords collectifs sur le télétravail sont de ce point de vue une avancée. Il y aura, il y a déjà, des tentations autoritaires de type command and control. L’air du temps n’y est pas étranger. Mais, sauf à nier la réalité émergente, le fait de déplacer la focale sur le travail réel est le moyen de ne pas tourner le dos à la possibilité d’un futur social désirable.


[1] Jean-Daniel Reynaud, Les règles du jeu L’action collective et la régulation sociale, Armand Colin, 1989

[2] Pierre Veltz, Préface du livre Concevoir le travail Le défi de l’ergonomie, Octares, 2021