Travail, organisation, management: les utiles paradoxes de la crise

Entre confinements et dé-confinements à répétition, le cadre du travail de chacun s’est déplacé dans le temps et dans l’espace. Aucun métier n’y a échappé, même si le vécu a été différent selon que l’on passait, en tout ou partie, en télétravail ou que le maintien de l’activité sur site imposait une co-présence, mais avec des rapports et des conditions de travail chamboulés. Beaucoup de choses ont été dites sur les difficultés, parfois extrêmes, de cette période avec ses conséquences économiques, sociales et psychosociales. On a moins évoqué les opportunités de cette grande transformation du travail.

En termes d’activité ou de management, le quotidien a mêlé en permanence contraintes et innovations. De forts paradoxes ont émergé. Paradoxes entre l’adaptation dans l’urgence à une situation dégradée et la faculté d’expérimenter des pratiques nouvelles. Paradoxes entre les temps, les espaces personnel et professionnel. Paradoxes entre l’exercice du contrôle et une subsidiarité requise par la situation. Paradoxes entre la poussée phénoménale du digital et la recherche de présence humaine. Paradoxes entre l’isolement et le besoin d’équipe. Paradoxes entre la crise à bien égards chaotique et la recherche d’une nouvelle stabilité. Autant de paradoxes, voire de contradictions qui, à des degrés divers, ont traversé quasiment toutes les organisations et ont été vécus par les individus sur un mode souvent cumulatif.

Une récente étude « Transformer la crise en opportunités : le vécu des managers et salariés » menée par un groupe de chercheurs dans le cadre du Business Science Institute[1] revient sur ces déplacements et surtout sur ces paradoxes. Aurélie Dudézert, professeure à l’Institut Mines Télécom Business School formule plusieurs recommandations intéressantes. D’abord celle de prendre très au sérieux cette crise. L’intensité des émotions, des tensions en même temps que l’inédit des adaptations et des innovations « réinterrogent les collectifs de travail et les dispositifs managériaux ». Elle voit poindre un vrai «danger managérial » à considérer que l’après pourrait s’apparenter à un retour à la normale. Ensuite, il y a un besoin de « cadrage global des temps et espaces de travail « , tant la crise à déplacé les lignes. Le temps, l’espace et la technologie ont montré une grande plasticité. La flexibilité qui en découle touche à la fois les gains de productivité et la qualité du travail, mais à quelles conditions ? Enfin, selon la chercheure, les paradoxes que nous évoquons font partie des «dynamiques organisationnelles ».

Ils méritent en tout cas d’être « travaillés » et non pas considérés comme des phénomènes passagers liés à la seule crise. Il faut prendre le temps d’y revenir, souligne Aurélie Dudézert. Y revenir suppose de prévoir une « phase de transition ». On a besoin de faire le bilan, de se parler de ce qui a marché comme des échecs, de se resituer les uns et les autres dans l’activité. Elle va même plus loin en considérant qu’ « il faut réapprendre à se connaître et se réapprivoiser mutuellement dans le travail». Ce temps intermédiaire ne signifie pas seulement retour sur le passé, c’est la possibilité de redéfinir de manière plus partagée un cadre d’action collectif. Un nouvel équilibre entre présentiel et travail à distance, avec différentes formes d’hybridation, va s’installer qu’on le veuille ou non. Dans ce nouveau cadre, les questions de réalisation des tâches et de performance seront sur la table. Il faut s’y préparer ensemble, managers et salariés.

Cette étude a un grand mérite : elle valorise les paradoxes. L’entreprise a parfois la tentation de les mettre sous le tapis. Or, selon Aurélie Dudézert « ce sont des ressources pour le travail ». Encore faut-il les mettre au jour, en parler. Travailler, au fond, c’est résoudre des problèmes et gérer des paradoxes. Ce qui suppose de « développer une éthique et une pratique de la parole et de la controverse pour tirer profit de la révélation des paradoxes ». Il faut se reparler du travail au quotidien. C’est le moment ou jamais.

Illustration: peinture d’Alfredo Volpi


[1]« Transformer la crise en opportunités : le vécu des managers et salariés », Business Science Institute, avril 2021