« Entreprise libérée »?….derrière le marketing, de vraies questions

Le débat sur « l’entreprise libérée » a tout pour irriter. L’expression fleure bon l’école de commerce et le marketing, avec en prime une grosse pincée de com’. On mélange tout : la start up innovante et accueillante, la grosse entreprise industrielle qui s’attache à revoir son organisation, le patron charismatique qui court estrades et plateaux pour dire combien son entreprise a changé…grâce à lui et à ses recettes inédites de management qu’on ne peut bien sûr pas appliquer ailleurs. Un patron qui, à l’usage, se révèle souvent plus autocrate qu’on le pensait dès lors que l’on gratte un peu la surface. Sans oublier le gourou qui a inventé la poudre en publiant un livre qu’on s’arrache à la Fnac. Bref, le cocktail de l’entreprise libérée a tout du produit trop bien marketé pour être honnête. Pour un peu, on en viendrait presque à prendre Google pour une entreprise libérée. Et quoi encore…

Tout cela n’est à vrai dire que l’écume des choses. Ce bruit récurrent sur les réseaux sociaux ne doit pas cacher des questions autrement plus sérieuses, plus profondes que les « bonnes pratiques » d’un néo-management en quête de lumière. Pour cela, il faut prendre un peu de distance et de recul. Nous avons là non pas un « concept » nouveau ( le mot concept est surdimensionné pour ce qui s’apparente plutôt à une nouvelle marque), mais un symptôme. Le symptôme que quelque chose est en train de changer dans les entreprises et surtout dans le management parce que l’on est au bout d’un cycle. Un récent échange avec deux DRH de grands groupes industriels français m’amène à penser que du neuf émerge en ce moment dans la façon d’appréhender le travail, la contribution des salariés et leur place dans l’entreprise. Un de ces DRH me confiait que son groupe faisait aujourd’hui le constat d’une limite objective atteinte en terme d’efficacité et de performance par les techniques classiques du lean. « On a besoin d’autre chose », ajoutait-il, « et cette autre chose, c’est du côté du salarié que l’on doit le chercher ». Et de citer le besoin de changer les façons d’appréhender le travail en équipe, de s’appuyer sur la capacité du salarié à « bien faire », de développer des espaces de discussion sur le travail, de faire remonter les problèmes grâce à un système de « référents »… Au fond, et sans trop se payer de mots, plusieurs signes montrent qu’une nouvelle étape est en gestation dans le travail de l’entreprise, qu’elle soit petite ou grande. La bonne nouvelle, même si elle demeure fragile encore, est que ce qui s’élabore là de façon souvent expérimentale se fonde sur la capacité du salarié à faire et à bien faire et non sur le seul préalable financier de la cure d’amaigrissement des effectifs.

Pour revenir à l’expression d’ « entreprise libérée », elle me fait penser à l’« entreprise citoyenne» qui a fleuri au début des années 90 pour dire l’enjeu d’une relation nouvelle entre l’entreprise et la société. L’expression prêtait alors souvent à rire ou… à pleurer, alors même que l’entreprise nouvellement baptisée citoyenne licenciait à tour de bras. Mais au-delà de l’opération de com’, l’expression était le symptôme du besoin d’une nouvelle donne sociétale pour l’entreprise qui a, plus tard, donné naissance à la RSE. Autre époque, plus lointaine celle-là, dans les années trente aux Etats-Unis et plus tard en Europe, on s’est mis à parler des «relations humaines » dans l’entreprise, alors que le taylorisme battait son plein avec son lot de pénibilité, de déshumanisation et d’absence de communication sur les chaînes. Des changements sont intervenus à la suite dans le travail et l’entreprise que le livre de Luc Boltanski Le nouvel esprit du capitalisme relatait fort bien. Aujourd’hui, nous sommes assurément dans un moment charnière. Au-delà de l’expression « entreprise libérée » vécue de façon plus que paradoxale dans la plupart des entreprises, il faut sans doute prendre au sérieux à la fois la fin de quelque chose dans le travail ou dans la manière de « penser » le management et les prémisses de nouvelles approches.