Langage, travail et communication

Alors même que nous évoluons dans des univers saturés de messages, d’éléments de langage et de « contenus » de toutes sortes, l’intérêt porté au langage et à ce qu’il traduit dans les organisations a beaucoup décliné. Voilà qui peut sembler paradoxal, au moment où l’on aurait toute raison de mettre en perspective à la fois cette matière de figures imposées et ce qui se joue par ailleurs dans le langage et l’activité quotidienne de travail.

Un livre rassemblant les écrits de Jacques Girin[1], qui a longtemps dirigé le Centre de recherche en gestion de l’Ecole polytechnique, nous permet de replonger dans cette réalité à vrai dire passionnante du langage en organisation. Esprit curieux et unique dans son genre en sciences de gestion, il a été une des têtes de pont dans les années 1980-1990 du réseau « Langage et travail » rassemblant des universitaires au carrefour de plusieurs disciplines. Ce réseau très fécond a contribué à mettre au jour la dimension trop souvent enfouie de la communication dans l’activité. Je me souviens d’échanges avec Michèle Lacoste qui, en tant que linguiste, participait à l’animation de ce réseau. Elle travaillait notamment sur la communication des différents acteurs de l’hôpital. Observant minutieusement les formes et les contenus des échanges au cœur de l’activité hospitalière, elle insistait sur l’intelligence collective qui en résultait. Elle évoquait la « puissance » du langage dans le travail. Puissance intellectuelle, puissance productive, puissance expressive d’une communication liée à l’action et à l’expérience.

Que nous ont appris en substance ces chercheurs ? Avant tout que le langage est une activité de co-construction du sens. Il ne fonctionne pas comme un code à mettre en œuvre de façon quasi identique d’une situation à l’autre, que l’on soit client ou salarié par exemple. La situation et le contexte tiennent une place majeure. « Les contextes, nous dit Jacques Girin, sont des modes de lecture de la situation. Ce sont des structures d’interprétation, des schémas cognitifs dont chacun dispose pour comprendre les événements qui s’y produisent et comprendre en particulier les événements langagiers ». Or, aujourd’hui, on voit revenir en force le modèle du code imposé sous la forme notamment des contenus chargés d’alimenter les réseaux autant externes qu’internes de l’entreprise. Tous les éléments de langage et autres messages formatés qui font l’ordinaire d’une certaine com’ renvoient à ce que Jacques Girin appelle le « langage véhicule ». Ailleurs, il évoque une « vision ferroviaire« . C’est bien de cela qu’il s’agit,  loin en tout cas de la richesses des interactions et des échanges de paroles dans l’activité.

Ces recherches déjà anciennes centrées sur l’interaction langagière résonnent singulièrement dans des univers professionnels où l’on sollicite aujourd’hui l’implication, l’engagement, voire la créativité. Elles résonnent aussi pour des salariés qui conçoivent leur activité à la fois comme réalisation de soi et relation à l’autre. « On ne peut plus travailler sans communiquer ». Certes, les nouveaux modes de management ont rompu avec « l’interdit de parole » qui caractérisait le taylorisme, mais dans une approche assez paradoxale d’un contrôle accru et d’un appel à l’engagement. Le modèle de la communication-transmission, en clair le modèle du code, qui a longtemps nourri les approches fonctionnalistes et diffusionnistes résiste, même s’il est chahuté par ce qui se joue en contexte au cœur du travail. A l’origine, dans la science de l’ingénieur, la communication n’était qu’une forme de transport (la vision ferroviaire). Dans la réalité du travail d’aujourd’hui, elle est bien plus que cela grâce à un façonnage réciproque des modes de communication et d’organisation.

On ne peut que souhaiter que le réseau « Langage et travail » des Girin, Borzeix, Lacoste… ait une suite dans le monde de la recherche. Les écrits de Girin nous y invitent tant ils sont d’actualité. Avec, pourquoi pas, une participation plus grande de professionnels du management, des RH et de la communication. Le besoin est grand en tout cas de revenir au langage pour analyser l’organisation et le travail.

[1] Jacques Girin, Langage, organisations, situations et agencements, Hermann, 2016