Communication en entreprise. Histoire(s) de métier

La communication dans l’entreprise vient de loin. Son histoire est faite notamment d’histoires de métier. Nous suivons ici sa trace avec les témoignages de plusieurs professionnels de la communication au cœur du métier toutes ces dernières années.

La communication dans l’entreprise a toujours existé, même si le terme n’apparaît que tardivement. Au XIXème et au début du XXème siècle, elle se manifeste a minima sous deux formes qui ont à voir avec le travail d’abord, avec l’information ensuite. 

Premières traces

Dans le travail, on transmet des ordres, des consignes. Le contrôle et la discipline règnent sous la surveillance du contremaître. Pas ou peu d’échanges, y compris dans l’entreprise paternaliste. Avec le taylorisme, la discipline s’accroît encore, réduisant quasiment à néant la parole au travail. Séparation conception/ exécution, parcellisation des tâches, débit érigé en critère quasi exclusif… « Au niveau de l’ouvrier, les rapports établis entre les différents postes, les différentes fonctions, sont des rapports entre les choses et non entre les hommes », note la philosophe Simone Weil[1]. Résultat : un « degré zéro » de communication dans les ateliers et les bureaux. Parler, échanger, c’est « flâner », disent en substance Taylor et Ford. Pour se parler, les salariés investissent d’autres lieux (les couloirs, les vestiaires entre autres…). Cette communication clandestine prend souvent la forme d’une « contre-communication ». Puisque la communication directe est déniée, une forme de communication indirecte se développe en forçant la porte par l’intermédiaire de représentants, de délégués qui occupent la fonction de… porte-paroles. Le syndicalisme a des racines dans la communication, ne l’oublions pas.

Dès le début du XXème siècle, la question de l’information se pose. Dans quelques entreprises, naît ce qui deviendra le journal d’entreprise. En fait de journal, il s’agit plutôt de bulletin. On y retrouve sous forme de « carnet» les embauches, les mutations, les promotions, les départs en retraite… L’information concerne aussi les cérémonies, les fêtes, les événements. La mission d’information/renseignement reste très contrôlée. Pour l’anecdote, on la confie parfois à d’anciens militaires qui gèrent à la fois l’information et ce qui deviendra, par la suite, les Relations publiques.  J’aurai l’occasion d’en rencontrer à la fin des années 1970. Très pros, mais en même temps avec un certain sens du secret…

Les années 1980, l’irruption de la fonction communication

La fonction naît sous forme de services ou de directions il y a un peu plus de trente ans. Parmi les pionniers, EDF ou Saint-Gobain. Elle se déploie à l’externe et à l’interne. On sort des Trente Glorieuses sur fond de crise-mutation, mais aussi de développement économique, d’internationalisation des échanges. Les entreprises « communiquent ». Dans un univers de concurrence accrue, il faut se distinguer. La communication d’entreprise, à travers la publicité notamment, permet cette identification et cette distinction[2]. Les années 1980 resteront comme les « années pub». Publicité produits, publicité institutionnelle . Jean-Pierre Tiffon, aujourd’hui consultant, était alors communicant à Charbonnages de France. Il se rappelle que « les privatisations de 1986 seront un vrai tremplin de la communication institutionnelle. » La dimension symbolique joue à plein, non sans excès. La communication s’installe sur les fondamentaux de la publicité, de l’influence et de la réputation.

Sur le plan interne, les entreprises ont un défi: une image dégradée aux yeux des salariés. Le taylorisme a fait des dégâts. La perception est celle d’une entreprise lieu d’exploitation et d’aliénation. L’enjeu est redonner une autre image. Dans le travail, on fait appel à la participation des salariés. Comme une trainée de poudre, elle prendra la forme de groupes d’expression, de groupes de suggestions, de cercles de qualité… Le droit d’expression des salariés voit le jour avec les lois Auroux en 1982. 

Robert de Backer qui a eu la charge de la communication interne de Shell France de 1982 à 1994 se souvient : « Je suis venu à la communication par l’animation de groupes et de réunions participatives. Nous travaillions au projet d’entreprise. La communication s’est imposée comme un concept unificateur rassemblant la dynamique de groupe, l’information, les enquêtes d’opinion, les plans de communication. Le concept donne naissance ensuite à une véritable fonction avec méthodes et outils ad hoc ». Un autre communicant, Jean Rancoule, se rappelle de ces années-là. Il est à l’époque dans l’équipe de communication interne d’Essilor. Lui aussi est venu à la communication par le participatif: « On déployait le projet d’entreprise, on développait les cercles de qualité. J’ai vécu les débuts de la fonction, son autonomisation et son identification. On installait la communication interne avec des convictions et un certain enthousiasme ».

La fonction recourt à une variété de supports, d’enquêtes et de dispositifs pour redresser l’image et mettre en perspectives les changements. Les journaux d’entreprise se multiplient. L’événementiel devient un outil de communication à part entière. L’audiovisuel d’entreprise tient festival tous les ans à Biarritz. Jean-Pierre Tiffon retient les progrès des journaux d’entreprise. « On commence à faire des reportages, des portraits. Les articles sont signés. On découvre le traitement journalistique en lieu et place d’articles purement descriptifs et désincarnés ». La décennie se clôt avec la création de l’Afci en 1989. Jean Rancoule est de l’aventure : «Il s’agissait d’asseoir la fonction, de lui donner une légitimité et de sortir (déjà) de la problématique des outils pour centrer la communication sur la relation et le sens. »

Les années 1990, ça se complique et ça se professionnalise

Les années 1990 démarrent sous le signe de la crise. Une crise marquée par des fermetures d’entreprises, des délocalisations, des plans sociaux. En 1995, un conflit majeur secoue la France, notamment les entreprises publiques. Le côté  enchanté, voire paillettes  d’une certaine communication passe moins bien. Mutations du travail obligent, avec  réorganisations,  downsizing et normalisation. Une distance se manifeste vis-à-vis du discours de l’entreprise. Le contrat moral est en question, y compris chez les cadres (cf. le livre révélateur de François Dupuy La Fatigue des élites paru au Seuil ). Robert de Backer se souvient de la période : « Informer, faire comprendre et développer l’efficacité sont dorénavant les objectifs de la com’ qui devient communication de crise dans l’urgence, négligeant souvent la gestion au jour le jour de « relations humaines » satisfaisantes ». Jean-Pierre Tiffon qui a rejoint une agence de communication rencontre des dirigeants à la recherche de nouvelles réponses. « Ils cherchaient des voies pour dialoguer avec les salariés. Les dirigeants ne me parlaient que de « résistance au changement ». Certains souhaitaient à la fois contourner les syndicats et la hiérarchie de proximité. Les syndicats étaient débordés par des coordinations et les managers de proximité étaient jugés peu sûrs. »

Dans ce contexte compliqué, on assiste à une professionnalisation de la fonction, aussi bien du côté des agences que des communicants. La communication interne cherche à accroître sa crédibilité par plus de méthode et de rigueur. « Il fallait du métier pour gérer la complexité, rappelle Jean Rancoule, c’est-à-dire de la méthode, de l’organisation, de la programmation ». On « cible » mieux l’information en s’appuyant sur une dimension testimoniale. L’acquisition de savoir faire professionnels est réelle dans le rédactionnel comme dans l’événementiel. 

Symptomatique de ces années, le débat du rattachement de la fonction communication interne (Direction générale, Dircom ou DRH).  Jean Rancoule a connu un peu toutes les configurations, mais dans les années 1990 la communication interne d’Essilor est du côté RH. « La dimension sociale du changement rendait ce rattachement logique. Je participais au réseau des DRH et la communication interne était de plain pied sur le terrain social ». Robert de Backer que j’ai l’occasion de rencontrer au milieu des années 1990 à Entreprise et Personnel est lui aussi côté RH chez Shell. Il me rappelle un travail mené sur le stress. « On conduisait des enquêtes pour comprendre ce qui se passait. Notre rôle de communicant se situait au croisement de l’analyse d’opinion, de l’information, de la réunion des équipes, de la formation. »

Autre dimension qui émerge, la communication corporate. Elle vise une gestion globale de l’image de l’entreprise, aussi bien interne qu’externe. Patrick d’Humières et surtout Bernard Emsellem avec son excellent livre Le Capital corporate publié par TBWA jettent des ponts entre l’interne et l’externe en appréhendant l’entreprise comme un tout communicant. La communication corporate participe de la professionnalisation de la communication.

Les années 2000, au cœur des transformations

Des transformations de grande ampleur interviennent dans les entreprises. La mondialisation, la financiarisation et le développement du numérique entre autres bousculent la donne technologique, économique et sociale. Le travail change de paradigme dans un univers de services, avec de fortes conséquences pour la communication interne. Les stratégies des entreprises sont moins lisibles. Il est plus difficile d’en rendre compte. Quant aux discours, disons qu’ils ne sont plus crus sur paroles. Il n’est pas rare d’entendre : « c’est de la com’ », face à des messages et supports saturés d’ « éléments de langage » et de langue de bois. Pour Robert de Backer, « Il n’y a pas de communication sans réflexion critique. Et, reconnaissons-le, nous avons eu du mal à passer à une distance critique. Or, cela fait partie intégrante du métier. » L’ exercice de communiquer demande au professionnel à la fois de l’implication et du détachement. Pas simple, mais nécessaire pour être crédible.

            Et cela d’autant que l’entreprise, plus « ouverte » qu’hier, se retrouve interpellée par quantité d’acteurs qui y pénètrent (médias, politiques, justice, ONG…) ou qui y sont de fait (salariés, syndicats…). Ces « parties prenantes », pour reprendre les mots de la RSE, ne prennent pas pour argent comptant les modalités trop convenues de communication, avec des « contenus » contrôlés et  sur-validés. Il y a une attente de vérité. Avec Jean-Pierre Tiffon, nous nous rappelons des pratiques de débat et des « démarches interactives » que nous avons initiées avec les salariés du secteur de la distribution d’EDF. Bien sûr, il s’agissait d’accompagner les changements de l’entreprise et des métiers, mais en abordant les vrais sujets. « Avec ces démarches d’écoute et de dialogue, on sortait des procédures d’accompagnement classiques fondées sur le schéma simplificateur des alliés et des opposants. »

Autre donnée, le travail change. Il fait place à plus de coopération et de communication. « On ne peut plus travailler sans communiquer ». La dimension partagée de la communication s’appuie sur de nouvelles compétences des salariés. Jean Rancoule qui a rejoint Snecma en 2000 puis, plus tard, le groupe Safran insiste sur cette dimension : « Le communicant voit son métier évoluer. Il est de plus en plus dans la transmission de savoirs. Les outils sont partagés et la fonction communication aussi. Les salariés communiquent dans le travail, sur les réseaux sociaux internes. En apparence, il y a une certaine dépossession pour le communicant puisque son rôle est dans le partage. Mais dans les faits, il demeure essentiel dans une fonction d’expert, de conseil, de formation. » Jean Rancoule évoque la montée en puissance du numérique. Au fil des années, il a vu  se développer les intranets, puis les réseaux sociaux.  Au delà des outils, l’expertise du communicant est selon lui indiscutable. « Que ce soit en matière d’usage des techniques ou de contenu, le communicant interne a une fonction d’arbitrage, d’aiguillage et de tri pour garantir la qualité de l’information, la pertinence des messages  et  lutter contre l’infobésité. » 

Dans certaines entreprises, on en a parfois profité pour vider la communication interne de sa substance, au nom de la technologie ou de la supposée disparition des frontières entre interne et externe. La réduction de la communication à une plateforme éditoriale correspond souvent à une logique de réduction des coûts qui ne veut pas dire son nom. Mais, qu’on le veuille ou non, il demeure une spécificité des acteurs qui évoluent au sein de l’entreprise, qu’il s’agisse du management ou des salariés. Jean-Pierre Tiffon confirme : « Il y a toujours un lien assez spécial avec les salariés. En phase de transformation, il faut de la communication haut débit ». Et comme la transformation n’est pas près de ralentir le pas, on n’en a pas fini avec la communication dans l’entreprise, quelles que soient ses formes et ses modalités. » Pierre Labasse, directeur de la communication interne de Danone dans les années 1980-1990 rappelait ceci dans un remarquable livre L’intelligences des autres « Au lieu de considérer la communication comme un recours magique, les entreprises ont intérêt à la concevoir comme la capacité à parvenir aux meilleurs compromis possibles à partir de la confrontation des points de vue, à créer des équilibres optimaux avec les différents acteurs auxquels elles ont affaire » « Pour cela, point n’est besoin de gadgets sophistiqués, de techniques alambiquées. La voie est claire, à défaut d’être facile: respecter les autres, admettre qu’ils sont intelligents, s’efforcer de les comprendre et de se faire comprendre d’eux de manière à établir de véritables liens de partenariat. ». Plus que jamais d’actualité.

Et après…            

A partir d’expériences et de parcours différents, nos trois communicants partagent un constat. Parce que l’entreprise est compliquée, qu’elle va vite et qu’elle est violente, on a besoin d’une fonction intermédiaire, d’une fonction de médiation. Robert de Backer le dit en ces termes : « Je vois une violence parfois extrême qui imposera d’avoir une fonction de lien, de médiation. Pour moi, le communicant qui se tient « entre » a de l’avenir. » Jean Rancoule est convaincu de l’expertise du communicant : « Dans un contexte de communication partagée et distribuée, le communicant transmettra des savoirs, apprendra à communiquer et régulera des contenus surabondants ». Pour Jean-Pierre Tiffon, le communicant est « patron et garant du système interne quand tout le monde a tendance à se focaliser sur son domaine et ses contraintes. Avec l’individualisation, on a éludé le collectif.  Demain, on aura toujours besoin à la fois de régulation collective et de contact direct« . On a pu mesurer plusieurs de ces constats à l’épreuve des crises récentes, notamment la pandémie. Les communicants ont eu à faire valoir leur « utilité » dans des circonstances difficiles. Et cela, bien au-delà des « contenus », dans la relation et la médiation.

Cet article est paru dans une première version en 2017 dan la revue de l’Afci Les Cahiersde la communication interne

Illustration: Peinture de Gérard Schneider, 494, 1952


[1] Simone Weil, Conditions premières d’un travail non servile (1942), ed. de L’Herne, 2014

[2] Philippe Schwebig, Les communications de l’entreprise, MC Graw Hill, 1988

Faire parler le travail

Cet article est à paraître dans le n°500 de la revue Cadres CFDT en avril 2024. Merci à Laurent Tertrais de me permettre de le reproduire sur mon blog.

Le travail est de plus en plus affaire de communication. Et cela, pour au moins deux raisons. D’une part, on ne peut plus travailler aujourd’hui sans communiquer[1]. Communiquer entre pairs, entre services ou avec le client, que ce soit en direct ou en ligne. L’univers des services met le travail au centre de quantités d’échanges langagiers parlés ou écrits, à la différence de l’univers taylorien d’hier fondé sur une parole quasi absente dans le bruit de l’usine. Pour autant, les innombrables paroles échangées dans l’activité au quotidien ne signifient pas, loin de là, que les salariés d’aujourd’hui aient davantage droit à la parole au sujet de leur travail. D’autre part, les transformations considérables qui affectent le travail sont souvent mal connues. Elles se font dans une invisibilité qui met souvent les salariés en difficulté. Le déficit est du côté du récit de ce qui fait le travail, de la réalité des faits qui en sont le ressort. Dans un univers saturé de discours, le manque de récits du travail participe de sa déréalisation. Ces deux dimensions de parole et de récit méritent d’être revisitées.

Parler du travail

Il y a, disons-le, une tension, pour ne pas dire une certaine souffrance, à devoir beaucoup parler au travail sans avoir la parole sur son travail. Résoudre un problème en équipe, faire face à des aléas, répondre à un client exigeant, interagir en urgence, participer à des réunions en ligne et bien d’autres choses encore, tout cela requiert une activité de communication, pour ne pas dire une compétence qui fait désormais partie du quotidien de millions de salariés, de l’infirmière à l’opérateur commercial, du technicien clientèle à l’ingénieur, du livreur au cadre informatique. Là où il y a problème, c’est que cette compétence communicationnelle amplement sollicitée est le plus souvent déniée quand il s’agit de parler d’organisation du travail, de retour d’expérience, de solutions possibles pour mieux faire, faire autrement. On retrouve, encore et toujours, le vieux silence organisationnel, mais cette fois dans un monde professionnel où la communication est requise au cœur même de l’activité. Singulière tension que l’on n’arrive pas facilement à dépasser. Les pratiques et les espaces de « dialogue professionnel » sont rares, trop rares en entreprises ou dans les administrations. Les syndicats commencent à s’en saisir, sans doute encore trop timidement, certains craignant d’y perdre une part de leur rôle de « porte-parole ». Quelques dirigeants, souvent isolés, en ont conscience, mais avancent à pas comptés de peur sans doute d’avoir à partager ou à négocier les éléments contenus dans la boîte noire de l’organisation du travail. Alors, on continue de demander de parler au travail, mais sans parler du travail…

Raconter le travail

L’autre dimension concerne le récit. Il a ceci de particulier qu’il permet de s’appuyer sur des faits, de révéler des événements, des situations, des protagonistes. C’est une part du travail réel et du rôle des acteurs que l’on peut révéler, mettre au jour grâce au récit. Or, il fait défaut. Le manque de récit dans le travail et l’entreprise rejoint d’ailleurs un manque que l’on constate plus largement dans la société, dans le champ politique. Il y a beaucoup de discours et peu de récits. Les chaînes d’information, les réseaux sociaux sont encombrés par un flux permanent de discours, de commentaires, d’opinions. Géraldine Muhlmann dans un récent livre[2] attribue cette situation à un éloignement des faits. Quand seule l’opinion domine, on met les faits à distance, surtout les « faits inconfortables » dont parlait le sociologue Max Weber. Le récit, lui, ramène aux faits et quelque part au réel. Dans le cas du travail, la force du récit est de pouvoir mettre en avant ce qui ne se voit pas ou n’est pas connu. Dans le tertiaire notamment, c’est par le récit qu’on peut approcher des situations, des relations rendues invisibles. Le récit s’appuie sur l’enquête, l’entretien, la parole donnée aux acteurs. Il faut pouvoir sentir comment les choses se mettent en place, comment un métier se déploie, s’organise. Pas de récit sans enquête, sans attention aux faits, sans « passeurs du réel ». Le récit raconte ce qui peut être dit et fait dans un groupe ou un collectif. Il a une force de légitimation des acteurs, en l’occurrence des salariés quand il s’agit du travail.

 Mises en pratique

Quand les salariés parlent de leur travail, quand des récits révèlent les « mondes sociaux » du travail, c’est en fait le travail qui parle. Et c’est ce dont on a besoin dans le moment présent. Le mouvement sur les retraites a dit quelque chose de plus fort que toutes les études, tous les rapports : une réalité difficile du travail en France. Laurent Berger[3] en a tiré la conclusion du besoin, au-delà de la question des retraites, de se saisir du travail, de son organisation en faisant place en particulier à la parole des salariés sur ce qu’ils vivent. C’est heureux que ce soit un dirigeant syndical qui le dise aujourd’hui aussi nettement. Reste, et ce n’est pas le plus facile, à en négocier les modalités concrètes dans les entreprises. S’agissant du récit, de nouvelles pratiques voient le jour. C’est le cas avec « La Compagnie Pourquoi se lever le matin ! »[4] qui, depuis trois ans maintenant, met en mots des histoires de travail. Un projet qui donne le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent la société: santé, alimentation, enseignement, transport, énergie … et bien d’autres encore. Autre déclinaison engagée cette année dans le cadre d’un métier, celui de communicant interne[5] : parole est donnée à des professionnels pour raconter leur travail au plus près et donner à voir une réalité souvent enfouie. Qu’il s’agisse de syndicalistes, de salariés, de managers ou d’associations, il y a besoin de « passeurs du réel » pour que cette parole sur le travail advienne car, comme le dit le sociologue Pascal Ughetto, « les salariés souffrent moins des exigences du travail que de ne pas pouvoir en parler » 

Illustration: Gérard Fromanger


[1] Michèle Lacoste, « Peut-on travailler sans communiquer ? », in Langage et travail Communication, cognition, action, CNRS Editions, 2000

[2] Géraldine Muhlmann, Pour les faits, Les Belles lettres, 2023

[3] Laurent Berger, Du mépris à la colère Essai sur la France au travail, Le Seuil, 2023

[4] https://pourquoiseleverlematin.org

[5] https://www.afci.asso.fr/publications/toutes-les-publications/le-recit-de-marine/

Les fantasmes concernant l’IA ne servent pas l’action

Avec l’IA, la boîte à fantasmes est réouverte. En réalité, elle traduit surtout une méconnaissance de ce qu’est cette « intelligence artificielle » et ses évolutions dans le temps. Dès les années 1960 et plus encore dans les années 1980 avec les systèmes experts, on a déjà connu des phases de grande promesse de l’IA. Les machines devaient être à terme autonomes permettant une substitution de l’homme, favorisant la décision à sa place quand il n’était pas question de conscience suprahumaine. L’affaire qui visait à rendre les ordinateurs « intelligents » en eux-mêmes a fait flop plusieurs fois tout simplement parce qu’on cherchait à reproduire la pensée humaine. C’était sans compter la part d’irrationnel, le part d’émotion que la machine n’a pas atteint et n’atteindra pas. Certains parlaient de « robots affectifs » …

 Compte tenu de cette histoire qu’il rappelle souvent, le sociologue Dominique Cardon, directeur du médiaLab de Sciences Po alerte depuis déjà des années[1] sur le sens d’une nouvelle IA qui cherche moins à reproduire l’intelligence humaine qu’à apprendre à partir de quantités de données. La machine apprend en profondeur (deep learning) sur un mode connexionniste, ce qui permet en sortie d’obtenir des résultats tout à fait saisissants par exemple en matière de traduction automatique ou d’aide à la décision dans le domaine médical. La promesse, cette fois, n’est plus dans l’autonomisation de machines qui seraient devenues intelligentes, mais dans l’augmentation des humains par la machine. Autre perspective moins ambitieuse a priori, mais qui se révèle dans les faits plus féconde. Elle avance en tout cas à grands pas

Cette nouvelle IA n’en pose pas moins des questions redoutables qu’il faut traiter dans l’action plutôt que de continuer à fantasmer sur le transhumanisme, ce que font trop de gens et y compris des chercheurs. Les questions sont à la fois éthiques, sociales ou environnementales, pour n’en retenir que quelques-unes. Question éthique d’abord, car l’IA se nourrit d’un nombre considérable de données, à commencer par des données individuelles. La qualité pour éviter les biais et la protection des données ne sont pas une mince affaire. On a besoin a minima d’un cadre juridique. Il se construit par exemple aujourd’hui au plan européen, mais peut-être pas assez vite eu égard à la vitesse de développement des applications. Question sociale ensuite, car l’IA génère des inégalités, en tout cas des écarts entre salariés notamment, entre ceux qui ont un travail cognitif complexe et ceux, particulièrement dans les professions intermédiaires, dont l’activité peut se trouver réduite en tout ou partie par l’IA, avec toutes les conséquences en termes d’emploi. Question environnementale enfin, car les données prélevées par l’IA sont consommatrices d’énergie à grande échelle. La sobriété, il faut le dire, n’est pas la qualité première de l’IA.

Pour toutes ces raisons et quelques autres, il y a besoin de régulation publique et d’interventions citoyennes. Dominique Cardon plaide pour sortir d’une certaine « opacité » de l’IA ( » on a besoin das ce domaine de compréhension et de récit ») et pour qu’un contrôle s’exerce à la fois sur les entrées des données et sur les sorties que promettent les applications. C’est aux Etats, aux citoyens comme aux salariés de se saisir de l’invention que constitue l’IA. Elle peut être une aide professionnelle de première importance (je pense aux communicants que je connais bien[2]), mais elle peut aussi être une machine à créer du ressentiment social qui viendra nourrir les populismes. Moins la société civile sera passive devant cette invention, mieux ce sera. Selon Norbert Alter, « une innovation est la capacité collective à rendre une idée bonne ». A nous donc d’en faire collectivement une véritable innovation.

Illustration: tableau de Gérard Titus Carmel


[1] *Dominique Cardon, Culture numérique, Presses de Sciences Po, 2019

* Revue Réseaux 2022/2-3 (N° 232-233)

 * Entretien sur Cairn janvier 2024 https://www.cairn.info/rencontre-le-controle-et-l-ethique-de-l-intelligence-artificielle.htm

[2]  « Quels sont les grands enjeux de communication à relever en 2024 pour les entreprises ? » Blog d’Olivier Cimelière

Les faits, voilà ce qui manque le plus en communication

Le régime médiatique des chaînes d’info et tout ce qui circule sur les réseaux sociaux ont cette particularité première de nous éloigner des faits. Priorité aux commentaires, aux avis, aux diatribes, à l’opinion dans ce qu’elle a parfois de plus caricatural. Les Pascal Praud et autres bateleurs de plateaux organisent de longues séquences qui ont l’apparence de « débats » ou de « conversations ». Outre le tour quelquefois irréel de ces échanges, les passions s’y exacerbent dans un tout à l’ego qui entretient un lien très ténu avec les faits, avec l’enquête.

Dans un récent livre[1], Géraldine Muhlmann revient sur cette situation de relégation des faits. Quand seule l’opinion domine, on s’exonère du réel et des « faits inconfortables » dont parlait Max Weber. A bien y regarder, c’est toute la communication qui est atteinte aujourd’hui par ce phénomène. L’important est d’occuper les supports, les canaux par des contenus ou des discours. Le théoricien de la littérature Gérard Genette avait coutume de distinguer les discours et les récits. Deux catégories qui certes ne sont pas étanches, mais qui délimitent deux registres différents. Le discours porte « une parole qui s’investit directement » sous la forme d’une subjectivité assumée et immédiate. En fait, les réseaux sociaux charrient du discours à flux permanent. Le récit, c’est autre chose en ce qu’il représente des faits et révèle un événement, une situation, des protagonistes dans une forme de distance et d’objectivité. 

Trop de discours et pas assez de récit, voilà où nous en sommes dans les médias comme dans la communication des organisations. Ce qui manque le plus c’est l’enquête, c’est-à-dire l’attention aux faits. Avec le discours en continu, il arrive vite que l’on tourne en rond dans une sorte de « boucle du même ». C’est frappant sur une chaîne comme CNews. Comme il n’y a pas ou très peu d’enquête, on sélectionne les faits pour produire du discours en boucle, jusqu’à l’obsession parfois. Et pour ne pas lasser, on n’hésite pas dans l’outrance et la caricature. C’est ce même phénomène qui est à l’œuvre sur les réseaux sociaux.

Revenir aux faits à partir de l’écoute, de l’enquête, c’est non seulement la possibilité d’enrichir le discours, mais c’est d’abord faire place au récit et produire quelque chose de neuf fondé sur l’observation. Raconter une histoire, mettre au jour des situations et des acteurs, se laisser surprendre par l’inattendu plutôt que de ressasser le convenu de ce qu’il faut penser et dire, y compris dans le bruit et l’insulte sur les réseaux sociaux ou dans le politiquement correct de la content factory dans les entreprises

L’affaire est d’importance. Elle touche à la démocratie dans le champ médiatique et social. A trop s’éloigner des faits, on installe la possibilité du fake ou de la post-vérité qui nourrissent les populismes. A trop mettre le discours en avant, on s’empêche de construire un récit qui donne corps aux liens dans une société, dans une entreprise. L’infobésité, le trop plein de contenus empêchent de donner à voir ce qui fait sens dans un collectif, les relations qui se tissent, les coopérations qui se mettent en place. Par le récit de préférence au commentaire, les journalistes ont à retrouver leur fonction de « raconteurs de faits » Par le choix du récit plutôt que du discours, les communicants ont un rôle à jouer dans la reconnaissance de la réalité du travail et des métiers. Il faut sans doute aujourd’hui une part d’impertinence aux uns et aux autres pour s’extraire de ces chemins tracés loin du réel.


[1] Géraldine Muhlmann, Pour les faits, Les belles lettres, 2023

Illustration: Peinture de Fabienne Verdier

Après l’engouement et le reflux, la régulation du télétravail

Sur une période d’une dizaine d’années, on aura tout entendu au sujet du télétravail. Longtemps, les entreprises ne l’ont pratiqué qu’à pas très comptés, avec une réserve tenant principalement au contrôle du travail et des salariés. En étant à distance, le télétravailleur n’était pas considéré comme un travailleur à part entière. Et puis, la pandémie est venue bousculer réserves et préventions. Dans le tertiaire en particulier, c’était même devenu la seule façon de travailler et d’assurer la continuité de service en phase de crise. Les entreprises ont engagé des négociations pour le mettre en place de façon étendue. Certaines en ont profité à la suite pour pousser à la réduction des mètres carrés et reconfigurer les espaces avec le flex office notamment.

         Un récent article paru dans Le Monde[1] fait aujourd’hui état d’un mouvement de reflux du télétravail ou tout au moins d’une moindre appétence des entreprises. Raisons invoquées : une baisse de productivité et un désengagement des salariés vis-à-vis du travail. Au point que de grandes entreprises veulent en revoir les conditions et en limiter les effets. Entre engouement et reflux, quelles leçons tirer de l’évolution récente du télétravail ? 

         La première est sans doute que le travail ne va pas sans présence. « Disons que travailler, c’est faire œuvre commune et que cela suppose un ensemble d’individus côte à côte », rappelle fort justement la sociologue Anca Boboc[2].  Les fantasmes de tout-distanciel qu’ont pu nourrir certaines entreprises ont vite vécu. Les salariés ont d’ailleurs été les premiers à retrouver goût à la présence. Mais dans le même temps, les opportunités du travail à distance, pour peu qu’il soit équilibré, sont apparues intéressantes à nombre d’entre eux.

         La seconde leçon est que le télétravail s’inscrit dans un champ plus large qui est celui de l’organisation du travail. Il est devenu une modalité de celle-ci, pas plus, pas moins. Mais on sait qu’en France l’organisation du travail demeure une grande boîte noire à laquelle il est difficile d’accéder. Là où il faudrait dialoguer et négocier, on passe de l’engouement au reflux sans que le diagnostic et les options aient été posés et discutés.

         La troisième leçon est sans doute que le télétravail doit entrer dans une phase de régulation après celles que nous venons de connaître. Une régulation sociale sous les trois dimensions mises en avant par le sociologue Jean-Daniel Reynaud. La régulation de contrôle bien sûr, dans une articulation avec l’organisation du travail au quotidien. Le télétravail ne peut être ni l’« open bar », ni la « zone interdite ». La régulation conjointe ensuite sous l’angle de la négociation sociale et du dialogue professionnel. Les syndicats ont su jouer un rôle important pendant la pandémie pour garantir l’activité. Ils ne peuvent être mis de côté dans la période de rééquilibrage. La régulation autonome enfin, car les salariés ont développé des formes d’autonomie avec le télétravail qu’on ne saurait évacuer sans autre forme de procès. De plus, on sait désormais que les possibilités de télétravailler font partie du bouquet professionnel attendu par nombre de candidats aux postes dans les entreprises.

         La façon dont on abordera le devenir du télétravail sera un bon indicateur de la maturité ou non de l’organisation du travail et des relations sociales dans l’entreprise.


[1] Anne Rodier, « Télétravail : la fin de l’« open bar », Le Monde 26 octobre 2023

[2] Anca Boboc, « Un télétravail de qualité se construit dans le prolongement des interactions en présentiel de qualité », M3, 2022
 

Malgré tout, l’espérance

Est-il encore temps, est-il encore possible de parler d’espérance ? La philosophe Corine Pelluchon nous y invite, plus que jamais peut-être. Dans un livre très personnel et sensible[1], elle nous dit au fond une seule chose :  c’est le moment. « Nous manquons non d’idéologie, mais d’espérance en cette période de risques majeurs liés au réchauffement climatique ainsi qu’aux crises économiques et géopolitiques ». Dans ces temps difficiles pour chacun comme pour la société, elle met en résonnance l’épreuve de la dépression qu’elle a connue avec le basculement climatique auquel nous assistons. « Il n’y a pas d’espérance sans l’expérience préalable d’une absence totale d’horizon qui est comme une nuit en plein jour et oblige les individus ainsi que les peuples à se défaire de leurs illusions ». L’espérance, tout à la fois la «traversée de l’impossible » et le « désespoir surmonté ».

L’espérance, on l’aura compris, n’est pas une notion comme une autre. C’est une notion forte, à la différence de l’optimisme qui est faible. C’est plus que l’espoir. L’espérance est profondément liée au tragique de la condition humaine. Tout nous y ramène aujourd’hui. Le risque d’effondrement climatique, la pandémie, la guerre toute proche, la montée des populismes et le rejet de la démocratie, l’oppression des femmes dans le monde, sans oublier un sujet cher à la philosophe la situation des animaux… Face à tout cela qui nourrit le désespoir, l’espérance agit comme un moyen de traverser l’épreuve, de réorienter le cours des choses et de concevoir, voire de générer un progrès. 

Ce qu’elle nous propose, ce n’est en rien un guide pratique de l’espérance, mais un principe d’action puissant à la fois individuel et collectif, d’autant plus puissant qu’il s’appuie sur « l’énergie qui reste quand il ne reste plus rien ». En lisant le livre, chacun trouvera des résonnances qui lui sont propres, personnelles ou collectives. Pour ma part, j’ai retrouvé à travers ces lignes la mémoire de mes parents confrontés à un double effondrement dans la guerre et qui, après celle-ci, ont découvert un passage et un ressort qui relèvent sans aucun doute de l’espérance. Quand tout est anéanti et que, malgré tout, la vie revient, là où elle reprend le monde est un peu plus fort. 

Ce livre qui explore lucidement notre capacité à trouver le rebond dans le noir est dans la suite des travaux de Corine Pelluchon sur l’éthique, l’éthique en particulier appliquée à l’environnement ou encore à la cause animale. Il y est toujours question de vulnérabilité et de reconstruction. L’espérance est manifestement ce qui les réunit. Sur ce point, sa réflexion va plus loin que celle qui sous-tend par exemple la notion de résilience qu’on évoque souvent. Il y a une dimension anthropologique qui va au-delà du thérapeutique. C’est toute la force de son propos que de montrer combien la confrontation à l’épreuve permet de concevoir et d’habiter le monde différemment. On ne saurait trop recommander ce livre à tous les écoanxieux (et il y en a…) et à toutes celles et ceux qui, dans leur vie et leur travail , ont connu la « traversée de l’impossible ».

Illustration: peinture de Fabienne Verdier


[1] Corine Pelluchon, L’espérance ou la traversée de l’impossible, Rivages, 2023

Les mots à l’épreuve du travail réel

Il y a les mots que l’on entend dans l’entreprise et les maux que l’on éprouve dans le travail. Entre les deux, il existe parfois un écart assez considérable, notamment en France. 

         Le monde l’entreprise est saisi depuis déjà quelque temps par tout un vocabulaire qui non seulement euphémise le travail, mais cherche à l’enchanter. Il est question d’ « expérience collaborateur », d’ « inclusion », d’ «agilité », d’« employee advocacy», autrement dit de « collaborateur ambassadeur », quand on ne va pas jusqu’à parler de « bonheur au travail », de « chief happiness officer » ou autre « great place to work »… Ce vocabulaire, en forme de sabir franco-anglais, émane souvent de consultants, voire de directions RH à la recherche d’un cadre sémantique pour habiller des situations fluctuantes où le flex domine. Les mots portent, on le sait, des imaginaires déterminant les représentations et les croyances. Les mots témoignent de notre façon d’entrer en relation avec notre environnement et d’agir. 

Or, que constatons-nous dans le champ du travail en France ? Les récentes réactions à la réforme des retraites tout comme les enquêtes, notamment celles de la Dares en mars 2023[1] mettent en avant un double ressenti. A la fois une difficile conciliation entre les temps personnel et professionnel et, surtout, l’expression de mauvaises conditions de travail. 39% des ouvriers jugent leurs conditions de travail « insoutenables », les cadres sont plus d’un tiers à répondre de la même façon, notamment les femmes et plus encore les femmes avec jeunes enfants, souligne la sociologue Dominique Méda. Dans son dernier livre Les épreuves de la vie Comprendre autrement les Français[2]Pierre Rosanvallon dit combien la question sociale, donc la question du travail, s’énonce aujourd’hui à partir d’expériences vécues avec des mots qui évoquent le mépris, l’injustice, les discriminations et l’incertitude. On sait que le travail occupe pour les Français une place de première importance en termes d’identité et de réalisation de soi, mais dans le même temps ce qui se dit du quotidien révèle des conditions de travail fortement dégradées (pénibilité, charge mentale, pas ou peu de voix au chapitre, faible reconnaissance…). Une enquête européenne en 2021 nous plaçait sur tous ces sujets en queue de peloton. Au fond, à bien y regarder, c’est tout cela qui est réapparu dans les derniers mois à l’occasion du débat sur les retraites, la sortie du Covid servant de révélateur d’une certaine emprise que l’on ne veut plus.

Dans ce contexte, les mots qui circulent ont toujours un sens fort quand ils portent sur un domaine à si haute intensité pour chacun. Ils ne disent manifestement pas la même chose, selon que l’on s’attache au discours euphémisé d’un certain néo-management ou à l’expression souvent chargée d’émotion des salariés quand ils parlent du travail réel. Sans parler de « guerre narrative », on mesure combien les mots « tendance » sont désajustés du réel. Ce désajustement en réduit sans doute pour une large part la performativité tant ils viennent heurter des expériences vécues à cent lieues du monde enchanté qu’ils véhiculent. Il y a là pourtant une violence symbolique qui n’est nullement anecdotique. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde » disait Camus.

Pour les managers, les RH et les communicants, il y a un vrai sujet autour des discours ou plus exactement du récit du travail. La mise en mots que la Compagnie « Pourquoi se lever le matin »[3] fait par exemple du quotidien du travail a le mérite de raconter une autre histoire que celle distanciée, quand elle n’est pas frelatée, qui a cours trop souvent en entreprise. Elle s’appuie sur les mots des salariés eux-mêmes. Les discours, les choix linguistiques disent beaucoup de nos intentions. Si nous voulons rendre le monde qui nous entoure au travail, à la fois cohérent et compréhensible, le soin à apporter aux mots que nous utilisons témoigne à la fois d’un respect du travail réel et de ceux qui le réalisent au quotidien. 

Illustration: Tableau de Cy Twombly Untitled


[1] « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », Dares Analyse, n°17, mars 2023

[2] Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie Comprendre autrement les Français, Le seuil, 2021

[3] https://pourquoiseleverlematin.org

Le dialogue professionnel pour sortir du silence organisationnel

Le conflit sur les retraites a au moins permis de reparler du travail dans le débat public, et c’est une bonne chose. Mais est-ce qu’on parle suffisamment du travail au travail ? Rien n’est moins sûr. 

Les derniers mois ont servi de révélateur. Un révélateur puissant d’une réalité du travail bien plus complexe que les représentations convenues qui en sont données parfois. Les Français ne travailleraient pas assez versus le travail n’est qu’une accumulation de souffrances. Entre les deux poncifs, qu’en est-il du travail réel, des attentes des salariés, du sens qu’ils donnent au quotidien de ce qu’ils font dans les services, les ateliers, les bureaux, des tensions et des charges qu’ils vivent en voulant bien faire leur travail, de la place prise par le télétravail… ? 

Nous sommes face à un paradoxe d’une entreprise prônant la communication à tous les étages, mais qui, s’agissant du travail, entretient un lourd silence organisationnel. Or, ce silence pèse et il pèse d’autant plus après ce que nous avons vécu avec la pandémie. Les gammes déclinées autour de la « démission » des salariés ne sauraient cacher cette réalité. La parole au travail et dans le travail ne va pas de soi. Elle se trouve trop souvent empêchée. On manque de lieux, de temps et d’interlocuteurs pour se parler du travail en entreprise.

C’est que l’organisation du travail reste pour l’essentiel une boîte noire. Elle est une prérogative du seul management, là où elle devrait faire l’objet de négociations et de discussions. Négociations avec les syndicats, discussions au plus près de l’activité avec les salariés. Ces dernières années, des entreprises ont bien senti qu’il fallait bouger sur le plan du dialogue professionnel. Des dispositifs, des expérimentations, des pratiques nouvelles facilitées avec l’aide de chercheurs ou d’organismes publics (Mathieu Detchessahar, Yves Clot, l’Anact…) ont vu le jour. Mais tout cela, à une trop faible échelle. Et avec une crainte non dite de beaucoup de directions de ne pas garder la main, alors qu’il y a là un gisement de qualité du travail. 

A côté du champ de la négociation collective sur l’organisation du travail que les syndicats revendiquent désormais explicitement[1], le moment est sans doute venu de mettre en place un vrai dialogue professionnel avec les salariés sur le quotidien du travail. Faut-il légiférer sur ce point? Faut-il étendre des pratiques existantes (espaces de discussion sur le travail, groupes d’analyse de pratiques, groupes de co-développement, espaces d’échanges hérités du lean…) ? En tout cas, sortir du silence organisationnel est sans doute une des priorités à mettre à l’agenda social. Le travail et les travailleurs ont besoin de retrouver de la proximité, de la subsidiarité, du collectif, du soutien social et bien sûr du sens au travail. 

Le déficit de parole en entreprise traduit au fond un déficit de régulation du travail[2]. La seule régulation de contrôle, pour parler comme le sociologue Jean-Daniel Reynaud, ne suffit décidément plus. Or, on a remis ces dernières années du contrôle et de la procédure partout, mais ça ne tient pas. Il faut retrouver des espaces et des temps pour une régulation plus autonome et surtout plus conjointe. Mais pour cela, il faut se parler et s’en parler.

Illustration Titus Carmel Ramures Peinture n°1


[1] Laurent Berger, Du mépris à la colère Essai sur la France au travail, Le Seuil, 2023

[2] Martin Richer, La crise du travail est une crise de régulation, Management & RSE, mars 2023

Face au ressentiment

Tout dans la « séquence » retraite pousse au ressentiment, dans un moment où l’on voit bien que là est le danger premier. Ressentiment social, ressentiment politique. La réforme est passée, mais à quel prix! Elle est d’abord passée sur le corps des corps intermédiaires si j’ose dire et cela, alors même que les syndicats ont apporté la preuve non seulement d’une vitalité nouvelle, mais d’une grande dignité sociale tout au long des semaines. Il y avait autre chose à faire que de les éconduire. Tel n’a pas été le choix.

Ce passage en force, aussi légal soit-il, relève manifestement d’une hubris politique au moins autant que d’une logique gestionnaire. Il laisse dans un vide sidéral la prise en compte de la question sociale, tant sur le fond des sujets que sur la méthode pour l’appréhender. Bien sûr, après un certain délai, il y aura reprise de contact, discussions, voire négociations. Mais le fond de l’affaire va bien au-delà de ce calendrier que président et ministres veulent précipiter pour convenance politique après des mois de jachère.

Les syndicats ont un rôle peut-être historique à jouer dans la période. Le pire serait de revenir à la case « relations sociales » as usual, avec l’habituelle répartition des rôles entre les « durs » et les « réformistes ». Il y a sans doute mieux à faire. Redonner une perspective aux salariés, retrouver un chemin de conquête sur les droits et la représentation des salariés, renforcer des liens avec le monde associatif. Les millions de salariés qui ont marché dans les villes, y compris les plus petites, ont redonné du souffle au syndicalisme qui en a besoin au quoridien en entreprise autant qu’au plan national. N’est-il pas temps de revenir sur les Ordonnances qui ont contribué à réduire le rôle du syndicalisme au seul champ de l’entreprise, ce qui a conduit le président à leur dénier un vrai droit de regard sur « sa » réforme ? N’est-il pas temps de revoir la participation des salariés aux CA des grandes entreprises, ne serait-ce que pour s’aligner sur les standards européens ?… Bref, se projeter et, si possible, dans des formes d’unité qui ne demandent à personne d’abandonner son identité. Les propos et attitudes de Laurent Berger et de Sophie Binet seront déterminants. Sauront-ils faire pièce à la montée du ressentiment collectif ? Pas seuls bien sûr, mais leur rôle dans la dernière période les oblige sans doute plus qu’à l’accoutumée.

Le ressentiment collectif peut conduire au pire et l’extrême droite, en embuscade, est sans aucun doute la figure contemporaine du fascisme. Il y a d’autres populismes qui peuvent escompter prospérer sur le ressentiment. A part installer un homme providentiel, il n’y a rien à attendre en termes d’émancipation de la culture de la colère permanente. Dans le précédent article de mon blog, je notais que le réveil syndical pouvait être l’amorce d’un réveil démocratique. Je le pense plus que jamais. La démocratie sociale a su jouer un rôle majeur pour la démocratie dans des temps difficiles. Dans un livre d’une forte actualité Ci-gît l’amer Guérir du ressentiment[1], la philosophe Cynthia Fleury pose cette question « Que faire, à quelque niveau que ce soit, institutionnel ou non, pour que l’entité démocratique sache endiguer la pulsion ressentimiste, la seule à pouvoir menacer sa durabilité? Nous voilà devant un même défi : diagnostiquer le ressentiment, sa force sombre et résister à la tentation d’en faire le moteur des histoires individuelles et collectives. »

Illustration: tableau d’Elie Chamla


[1] Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020

Le réveil syndical annonciateur d’un réveil démocratique ?

L’affaire paraissait entendue. Le syndicalisme, fortement lié y compris symboliquement au monde industriel, ne devait plus jouer qu’un rôle résiduel en entreprise et de moins en moins au-delà dans la société. La reconfiguration du social au plan interprofessionnel ne devait plus être vraiment de son ressort. Trop archaïque, trop corporatiste, pas assez flexible, pas suffisamment « agile » comme on dit.

Depuis des années, la figure syndicale a été systématiquement dévalorisée, rétrécie, quand elle n’était pas moquée avec condescendance. On se souvient que des Ordonnances en 2017 n’ont eu de cesse que d’en réduire le périmètre et les moyens. Exit le délégué du personnel, foin du CHSCT. Le CSE devait tout rassembler au nom de la sacro-sainte efficacité, jusqu’à y perdre ses prérogatives réelles par éloignement, centralisation et épuisement des acteurs de moins en moins nombreux.

La réforme des retraites est venue bousculer l’édifice social nouveau. Dans une forte et singulière unité, les syndicats se sont en partie réappropriés ce dont on les avait dessaisis. Leur capacité d’entraînement sur une question sociale majeure pour tout un chacun a tout d’un coup rebondi, et cela jusqu’au plus profond des villes moyennes dans une mobilisation plurielle des secteurs professionnels privés et publics. Ce n’est en rien anodin dans un pays aujourd’hui marqué par des fractures et des abandons de toutes sortes. Ce réveil syndical, quelle que soit l’issue du sujet retraite, est une bonne chose pour le social en général et peut-être plus largement pour la démocratie.

Une porte nouvelle s’ouvre pour une représentation collective des salariés qui se charge à la fois de leur défense et de leur perspective en termes de droits. Bien sûr, des pesanteurs demeurent dans chacune des organisations syndicales. Bien entendu, des risques d’instrumentalisation politique existent. Bien évidemment, des chausse-trapes ne manquent pas. Mais la confiance retrouvée dans le syndicalisme en tant qu’acteur de premier plan dans une phase difficile est un pas franchi qui paraissait hors d’atteinte, il y a encore trois mois. 

On peut même dire que dans la crise politique que nous traversons, les forces syndicales apparaissent aujourd’hui comme des pôles de stabilité, en tout cas des interlocuteurs incontournables, alors qu’il est clair qu’on voulait les contourner. La société souffre de la relégation des corps intermédiaires qui n’est pas pour rien dans la montée des extrêmes. Le fait qu’ils se soient manifestés avec une telle constance et une telle force au long des semaines redonne un peu d’espoir. En fait, ils se sont invités eux-mêmes à la table centrale quand on ne les voyait au mieux que dans des consultations périphériques. En se saisissant des questions du travail, ils font non seulement leur métier de syndicalistes, mais ils participent plus largement au réveil démocratique du pays. 

Illustration: Peinture de Gérard Fromanger