Comprendre la fabrique du social en entreprise

Longtemps, l’entreprise n’a pas été considérée comme un objet de connaissance à proprement parler. Une sorte de « point aveugle ». Et cela pour de multiples raisons qui tiennent en partie au fait que le législateur a reconnu dès le XIX ème siècle la société commerciale, mais pas l’entreprise. Et puis, alors même qu’elle rassemblait en son sein ses principaux acteurs (dirigeants, managers et salariés), les sciences sociales ne l’ont pas reconnue comme une catégorie pertinente. Il était question de l’atelier, du travail, de l’organisation, voire de la gestion, mais pas de l’entreprise en tant que telle. 

C’est du côté de la sociologie que viendra en France la reconnaissance de l’entreprise, à la fois comme institution et comme lieu de socialisation. Un récent et passionnant numéro de la revue Sociologies pratiques[1]en rend compte. Il y avait bien une sociologie du travail et une sociologie de l’organisation, il manquait une sociologie de l’entreprise. Sous l’impulsion de Renaud Sainsaulieu notamment, elle va voir le jour au milieu des années 1980 offrant une caractérisation théorique de l’entreprise, en même temps qu’un support d’intervention dans les transformations. L’entreprise y apparaît comme une « institution intermédiaire » de régulation sociale dans la société. L’époque est alors au bouillonnement des projets d’entreprise, à la montée du participatif, le tout sur fond d’espoir d’une certaine « démocratie industrielle ». 

A travers plusieurs articles Florence Osty, Laurence Servel et Jean-Michel Saussois reviennent en particulier sur l’histoire récente de cette sociologie de l’entreprise. Ils le font avec une grande lucidité qui les amène à reconnaître ses apports majeurs pour appréhender le système social de l’entreprise, les interactions, les identités, les cultures professionnelles, tout en ne cachant pas ses fragilités à l’épreuve du temps. Dans les vents contraires des changements et restructurations des années 2000, la promesse de cette sociologie de l’entreprise fait face à des lectures  moins « compréhensives » et plus radicalement critiques. Et puis, alors qu’elle se déploie sur les terrains de l’intervention, il lui manque un adossement solide dans l’univers académique.

Au début des années 2010, d’autres disciplines vont s’intéresser à ce que  l’entreprise représente. Un vaste chantier de recherche s’ouvre à l’initiative du Collège des Bernardins et de l’Ecole des Mines réunissant en particulier des juristes, des économistes et des chercheurs en sciences de gestion tels que Blanche Segrestin et Armand Hatchuel. L’interrogation porte sur l’objet social de l’entreprise en même temps que sur sa gouvernance. Cette recherche viendra nourrir la loi Pacte, en particulier sur la « raison d’être » et la « société à mission ». La réflexion est d’ampleur et connaît un débouché politique significatif.

Il reste malgré tout un chaînon manquant, celui de la régulation sociale de l’entreprise. Elle ne se pose plus dans les mêmes termes qu’à la fin des années 1980. Une « nouvelle sociologie de l’entreprise » qu’appelle de ses vœux Laurence Servel doit permettre d’appréhender la crise, le mouvement, les conflits, les identités, les métiers à hauteur des enjeux d’aujourd’hui et sans doute dans un esprit de plus grande ouverture à d’autres disciplines tant les phénomènes sont complexes. Les auteurs de ce numéro se projettent en tout cas dans l’hypothèse d’un « renouveau ».

J’ai pour ma part à deux reprises eu l’occasion de mesurer la force et la pertinence de la sociologie de l’entreprise. Au milieu des années 1990 d’abord à EDF lors d’une collaboration avec Renaud Sainsaulieu dans une phase de crise  sociale. Il en est résulté un « diagnostic social » tant au niveau de l’entreprise que des « centres » locaux et surtout une démarche très féconde de « débats » décentralisés permettant aux salariés de faire le lien entre la réalité des métiers et le devenir de l’entreprise. J’ai eu l’occasion d’évoquer longuement cette démarche dans une recherche[2]. Ensuite, grâce à Marc Uhalde et Florence Osty, l’apport de la sociologie de l’entreprise s’est révélé tout à fait intéressant pour des praticiens de la communication dans le cadre d’une démarche de formation et de sensibilisation au long cours que j’ai initié au sein de l’Association française de communication interne (Afci) avec le concours de Jacques Viers. Ce qui m’a marqué dans les deux cas, c’est l’importance de comprendre la fabrique du social en entreprise. Le besoin n’en est que plus grand aujourd’hui dans l’univers mouvementé de l’entreprise.

Tableau de Paul Klee


[1]« La sociologie de l’entreprise à l’épreuve des transformations contemporaines », Sociologies pratiques », HS n°3, 2021

[2]Jean-Marie Charpentier, Le débat en entreprise : communication et participation directe des salariés à EDF-GDF : 1995-1999, ANRT, 2003