Face au ressentiment

Tout dans la « séquence » retraite pousse au ressentiment, dans un moment où l’on voit bien que là est le danger premier. Ressentiment social, ressentiment politique. La réforme est passée, mais à quel prix! Elle est d’abord passée sur le corps des corps intermédiaires si j’ose dire et cela, alors même que les syndicats ont apporté la preuve non seulement d’une vitalité nouvelle, mais d’une grande dignité sociale tout au long des semaines. Il y avait autre chose à faire que de les éconduire. Tel n’a pas été le choix.

Ce passage en force, aussi légal soit-il, relève manifestement d’une hubris politique au moins autant que d’une logique gestionnaire. Il laisse dans un vide sidéral la prise en compte de la question sociale, tant sur le fond des sujets que sur la méthode pour l’appréhender. Bien sûr, après un certain délai, il y aura reprise de contact, discussions, voire négociations. Mais le fond de l’affaire va bien au-delà de ce calendrier que président et ministres veulent précipiter pour convenance politique après des mois de jachère.

Les syndicats ont un rôle peut-être historique à jouer dans la période. Le pire serait de revenir à la case « relations sociales » as usual, avec l’habituelle répartition des rôles entre les « durs » et les « réformistes ». Il y a sans doute mieux à faire. Redonner une perspective aux salariés, retrouver un chemin de conquête sur les droits et la représentation des salariés, renforcer des liens avec le monde associatif. Les millions de salariés qui ont marché dans les villes, y compris les plus petites, ont redonné du souffle au syndicalisme qui en a besoin au quoridien en entreprise autant qu’au plan national. N’est-il pas temps de revenir sur les Ordonnances qui ont contribué à réduire le rôle du syndicalisme au seul champ de l’entreprise, ce qui a conduit le président à leur dénier un vrai droit de regard sur « sa » réforme ? N’est-il pas temps de revoir la participation des salariés aux CA des grandes entreprises, ne serait-ce que pour s’aligner sur les standards européens ?… Bref, se projeter et, si possible, dans des formes d’unité qui ne demandent à personne d’abandonner son identité. Les propos et attitudes de Laurent Berger et de Sophie Binet seront déterminants. Sauront-ils faire pièce à la montée du ressentiment collectif ? Pas seuls bien sûr, mais leur rôle dans la dernière période les oblige sans doute plus qu’à l’accoutumée.

Le ressentiment collectif peut conduire au pire et l’extrême droite, en embuscade, est sans aucun doute la figure contemporaine du fascisme. Il y a d’autres populismes qui peuvent escompter prospérer sur le ressentiment. A part installer un homme providentiel, il n’y a rien à attendre en termes d’émancipation de la culture de la colère permanente. Dans le précédent article de mon blog, je notais que le réveil syndical pouvait être l’amorce d’un réveil démocratique. Je le pense plus que jamais. La démocratie sociale a su jouer un rôle majeur pour la démocratie dans des temps difficiles. Dans un livre d’une forte actualité Ci-gît l’amer Guérir du ressentiment[1], la philosophe Cynthia Fleury pose cette question « Que faire, à quelque niveau que ce soit, institutionnel ou non, pour que l’entité démocratique sache endiguer la pulsion ressentimiste, la seule à pouvoir menacer sa durabilité? Nous voilà devant un même défi : diagnostiquer le ressentiment, sa force sombre et résister à la tentation d’en faire le moteur des histoires individuelles et collectives. »

Illustration: tableau d’Elie Chamla


[1] Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020