Les faits, voilà ce qui manque le plus en communication

Le régime médiatique des chaînes d’info et tout ce qui circule sur les réseaux sociaux ont cette particularité première de nous éloigner des faits. Priorité aux commentaires, aux avis, aux diatribes, à l’opinion dans ce qu’elle a parfois de plus caricatural. Les Pascal Praud et autres bateleurs de plateaux organisent de longues séquences qui ont l’apparence de « débats » ou de « conversations ». Outre le tour quelquefois irréel de ces échanges, les passions s’y exacerbent dans un tout à l’ego qui entretient un lien très ténu avec les faits, avec l’enquête.

Dans un récent livre[1], Géraldine Muhlmann revient sur cette situation de relégation des faits. Quand seule l’opinion domine, on s’exonère du réel et des « faits inconfortables » dont parlait Max Weber. A bien y regarder, c’est toute la communication qui est atteinte aujourd’hui par ce phénomène. L’important est d’occuper les supports, les canaux par des contenus ou des discours. Le théoricien de la littérature Gérard Genette avait coutume de distinguer les discours et les récits. Deux catégories qui certes ne sont pas étanches, mais qui délimitent deux registres différents. Le discours porte « une parole qui s’investit directement » sous la forme d’une subjectivité assumée et immédiate. En fait, les réseaux sociaux charrient du discours à flux permanent. Le récit, c’est autre chose en ce qu’il représente des faits et révèle un événement, une situation, des protagonistes dans une forme de distance et d’objectivité. 

Trop de discours et pas assez de récit, voilà où nous en sommes dans les médias comme dans la communication des organisations. Ce qui manque le plus c’est l’enquête, c’est-à-dire l’attention aux faits. Avec le discours en continu, il arrive vite que l’on tourne en rond dans une sorte de « boucle du même ». C’est frappant sur une chaîne comme CNews. Comme il n’y a pas ou très peu d’enquête, on sélectionne les faits pour produire du discours en boucle, jusqu’à l’obsession parfois. Et pour ne pas lasser, on n’hésite pas dans l’outrance et la caricature. C’est ce même phénomène qui est à l’œuvre sur les réseaux sociaux.

Revenir aux faits à partir de l’écoute, de l’enquête, c’est non seulement la possibilité d’enrichir le discours, mais c’est d’abord faire place au récit et produire quelque chose de neuf fondé sur l’observation. Raconter une histoire, mettre au jour des situations et des acteurs, se laisser surprendre par l’inattendu plutôt que de ressasser le convenu de ce qu’il faut penser et dire, y compris dans le bruit et l’insulte sur les réseaux sociaux ou dans le politiquement correct de la content factory dans les entreprises

L’affaire est d’importance. Elle touche à la démocratie dans le champ médiatique et social. A trop s’éloigner des faits, on installe la possibilité du fake ou de la post-vérité qui nourrissent les populismes. A trop mettre le discours en avant, on s’empêche de construire un récit qui donne corps aux liens dans une société, dans une entreprise. L’infobésité, le trop plein de contenus empêchent de donner à voir ce qui fait sens dans un collectif, les relations qui se tissent, les coopérations qui se mettent en place. Par le récit de préférence au commentaire, les journalistes ont à retrouver leur fonction de « raconteurs de faits » Par le choix du récit plutôt que du discours, les communicants ont un rôle à jouer dans la reconnaissance de la réalité du travail et des métiers. Il faut sans doute aujourd’hui une part d’impertinence aux uns et aux autres pour s’extraire de ces chemins tracés loin du réel.


[1] Géraldine Muhlmann, Pour les faits, Les belles lettres, 2023

Illustration: Peinture de Fabienne Verdier

Laisser un commentaire