Le réveil syndical annonciateur d’un réveil démocratique ?

L’affaire paraissait entendue. Le syndicalisme, fortement lié y compris symboliquement au monde industriel, ne devait plus jouer qu’un rôle résiduel en entreprise et de moins en moins au-delà dans la société. La reconfiguration du social au plan interprofessionnel ne devait plus être vraiment de son ressort. Trop archaïque, trop corporatiste, pas assez flexible, pas suffisamment « agile » comme on dit.

Depuis des années, la figure syndicale a été systématiquement dévalorisée, rétrécie, quand elle n’était pas moquée avec condescendance. On se souvient que des Ordonnances en 2017 n’ont eu de cesse que d’en réduire le périmètre et les moyens. Exit le délégué du personnel, foin du CHSCT. Le CSE devait tout rassembler au nom de la sacro-sainte efficacité, jusqu’à y perdre ses prérogatives réelles par éloignement, centralisation et épuisement des acteurs de moins en moins nombreux.

La réforme des retraites est venue bousculer l’édifice social nouveau. Dans une forte et singulière unité, les syndicats se sont en partie réappropriés ce dont on les avait dessaisis. Leur capacité d’entraînement sur une question sociale majeure pour tout un chacun a tout d’un coup rebondi, et cela jusqu’au plus profond des villes moyennes dans une mobilisation plurielle des secteurs professionnels privés et publics. Ce n’est en rien anodin dans un pays aujourd’hui marqué par des fractures et des abandons de toutes sortes. Ce réveil syndical, quelle que soit l’issue du sujet retraite, est une bonne chose pour le social en général et peut-être plus largement pour la démocratie.

Une porte nouvelle s’ouvre pour une représentation collective des salariés qui se charge à la fois de leur défense et de leur perspective en termes de droits. Bien sûr, des pesanteurs demeurent dans chacune des organisations syndicales. Bien entendu, des risques d’instrumentalisation politique existent. Bien évidemment, des chausse-trapes ne manquent pas. Mais la confiance retrouvée dans le syndicalisme en tant qu’acteur de premier plan dans une phase difficile est un pas franchi qui paraissait hors d’atteinte, il y a encore trois mois. 

On peut même dire que dans la crise politique que nous traversons, les forces syndicales apparaissent aujourd’hui comme des pôles de stabilité, en tout cas des interlocuteurs incontournables, alors qu’il est clair qu’on voulait les contourner. La société souffre de la relégation des corps intermédiaires qui n’est pas pour rien dans la montée des extrêmes. Le fait qu’ils se soient manifestés avec une telle constance et une telle force au long des semaines redonne un peu d’espoir. En fait, ils se sont invités eux-mêmes à la table centrale quand on ne les voyait au mieux que dans des consultations périphériques. En se saisissant des questions du travail, ils font non seulement leur métier de syndicalistes, mais ils participent plus largement au réveil démocratique du pays. 

Illustration: Peinture de Gérard Fromanger

Quand l’abus de communication paradoxale conduit au blocage 

La réforme des retraites, mais aussi nombre de projets de transformation post-pandémie dans les organisations nous ramènent à une question fort ancienne, celle de la communication paradoxale. On en mesure les effets tant sur le plan social que politique quand on ne permet pas aux acteurs de sortir de la contradiction qu’elle porte.

         Annoncée comme « indispensable », « nécessaire » et « juste », la réforme projette un allongement de deux ans de l’âge de départ en retraite. Outre les questions de pénibilité, la réalité vécue par nombre de salariés est qu’ils ne sont déjà plus dans l’emploi quatre ou cinq ans avant l’âge légal (chômage, départs anticipés, maladie…), avec les conséquences que l’on sait sur le montant des retraites. Dans beaucoup d’entreprises, on en appelle aujourd’hui à l’initiative, voire à la créativité dans le quotidien du travail. Or, la réalité voit le maintien, voire le renforcement du contrôle des tâches et des formes sophistiquées de reporting. Dans un cas comme dans l’autre et à des échelles différentes, il y a un paradoxe, en l’espèce un message qui dans la réalité enferme une contradiction. La contradiction n’est pas pour rien dans l’ampleur des manifestations ou dans l’attitude de retrait des salariés vis-à-vis de certaines formes du travail. 

Les messages paradoxaux, on le sait, abondent dans la société comme dans l’entreprise. Tout l’enjeu est de savoir ce qu’on en fait et comment on en sort. Les apports de l’anthropologue Gregory Bateson[1] nous rappellent entre autres de quoi il s’agit. Dans toute communication, il y a au fond deux plans. Celui du contenu, c’est-à-dire la transmission d’une information sur des faits, des projets, des opinions. Celui de la relation, c’est-à-dire la nature de la relation établie entre interlocuteurs en fonction d’un contexte, d’une réalité. Ce second plan est déterminant car il ouvre la possibilité d’une métacommunication qui englobe le premier plan du contenu. Les échecs de la communication tiennent pour une bonne part à l’impossibilité de métacommuniquer parce que la distorsion entre le contenu et la relation est trop forte. C’est le cas pour nombre de messages paradoxaux ou d’injonctions paradoxales qui conduisent aujourd’hui tantôt à des conflits, à du ressentiment, à du rejet, à la recherche de boucs émissaires. 

         Dans le cas présent des retraites, une volonté politique qui s’affirme sur le mode « la réforme en tout état de cause se fera » empêche la discussion véritable, en l’espèce une métacommunication à propos d’hypothèses différentes. Discuter, négocier, c’est métacommuniquer pour trouver des solutions, des points de sortie. S’il y a eu « concertation », elle n’a porté que sur les conséquences de la réforme, mais pas sur son cœur. De fait, le contenu de la réforme ne passe pas parce que la réalité de ce qui est vécu entre en contradiction flagrante avec ce qui est annoncé, qui plus est au nom de la « justice » et du « progrès ».

         Pour l’heure, les salariés s’expriment, donnent de la « voix »[2] de façon  massive. C’est un moyen de communiquer, de sortir du paradoxe. C’est salutaire. Encore faut-il qu’en face, il y ait un point de sortie par le haut, c’est-à-dire une réarticulation du message et de la relation. Ca s’appelle la négociation, le compromis, permettant ainsi de sortir du cadre qui fixe le dilemme. A défaut, on ne voit que trop les conséquences en termes de ressentiment politique et social d’une réforme passée en force, non pas quoi qu’il en coûte, mais coûte que coûte.

Illustration: tableau de Fabienne Verdier Margarete, La Pensée labyrinthique II, 2011


[1] Gregory Bateson, Une unité sacrée, Le Seuil, 1996

[2] Albert Hirschman, Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011

Maltraité, le social ressort toujours là où on ne l’attend pas

Trois ans d’un travail chamboulé par l’épidémie et ses suites pour finir sur la réforme des retraites. En empruntant le plus court chemin à dominante budgétaire, c’est comme si tout ce qui nous arrive dans le travail au fond n’existait pas. On ne retient que l’équilibre comptable fondé sur un déséquilibre social.

Le plus lourd dans l’affaire, c’est l’oubli du travail, de tout ce qu’il représente, tant dans son organisation que dans ses conditions. La toise des 64 ans avec quelques menus aménagements est une réponse hors du travail réel. Cela, alors que l’on sait combien les métiers et les salariés du back-office sont à la peine au sens propre. Cela, alors que l’on sait la part des conditions de travail, des contraintes physiques ou psycho-sociales dans de nombreux métiers en difficulté de recrutement, sans parler même des rémunérations. Cela, alors que les toutes premières mesures d’âge concernent les salariés, hommes ou femmes, dont on se sépare couramment bien avant 60 ans. De tout cela, il n’est guère question ou alors si peu. C’est comme si on refermait le chantier sur les seules données paramétriques de la retraite, là où le travail est questionné beaucoup plus largement. La réforme des retraites intervient en somme comme un solde de tous comptes des questions du travail.

Il n’est pas sûr que la retraite reste longtemps le seul sujet de préoccupation. Les dernières années ont montré qu’il n’était pas si aisé de refermer le couvercle du travail sous une simple approche financière. Maltraité, le social ressort toujours là où on ne l’attend pas. Il est fort possible que, par-delà les résistances et les mobilisations, la réforme passe in fine. Il est moins certain que cela se fasse sans dommages dans la société ou dans les entreprises. Des phénomènes de radicalisation sectorielle ou de retrait pourraient bien être le pendant d’un « travailler plus » indifférencié, surtout quand la qualité du travail n’est pas au rendez-vous.

La sociologue Marie-Anne Dujarier rappelait récemment que travail a trois grandes dimensions qui viennent de loin[1]. Il y a l’activité, autrement dit l’effort, la peine que l’on se donne pour faire quelque chose. Il y a l’ouvrage, c’est-à-dire le produit, le résultat du travail. Il y a enfin l’occupation qui permet la subsistance, ce qu’on appelle communément l’emploi. C’est le travail dans ces trois dimensions qui est aujourd’hui questionné. Ce que je fais, ce que je produis et le cadre dans lequel j’exerce mon activité. Or, à rabattre le travail sur le seul plan comptable, on s’expose à manquer tout ce qu’il charrie et qui fait nos existences quotidiennes. La sortie de la pandémie a donné lieu à de fortes interrogations sur le sens du travail. La réforme des retraites n’y répond manifestement pas. C’est ailleurs que cette question reviendra et sans doute de manière inattendue.

Illustration: peinture de Gérard Fromanger


[1] Marie-Anne Dujarier, Trouble dans le travail Sociologie d’une catégorie de pensée, PUF, 2022

Climat… social

On n’est qu’au début de la mobilisation nécessaire pour opérer la bifurcation permettant à nos conduites individuelles et collectives d’être moins dommageables à l’environnement et au climat. Beaucoup a déjà été dit et écrit à propos de cette mobilisation, des « petits gestes » aux politiques publiques. Il est un champ, pourtant, qui est peu évoqué, celui de l’engagement des salariés en entreprise. On le confond avec les politiques RSE. Or, c’est un peu plus compliqué que cela. La réalité est que l’engagement réel des salariés en faveur du climat demeure pour une bonne part sous le radar des stratégies officielles.

En matière d’action concrète, les salariés peuvent se révéler un puissant levier de transformation. D’abord parce qu’ils sont citoyens et qu’à ce titre ils adoptent déjà dans leur quotidien à la maison ou dans la cité des comportements nouveaux s’agissant des déchets, de l’alimentation, de l’énergie ou de la mobilité. Mais qu’en est-il quand ils franchissent le seuil des entreprises ? On assiste à une certaine évaporation des pratiques pour tout un ensemble de raisons qui tiennent au cadre technologique, économique, commercial ou managérial de l’entreprise.

Pour autant, une intéressante étude sociologique commandée par l’Ademe[1] témoigne d’une appropriation croissante des enjeux de durabilité par les salariés. Cette étude, qui m’a été conseillée par Valérie Martin[2], met au jour un phénomène de transfert de pratiques environnementales du domicile au travail avec un rôle singulier de la part de salariés « transféreurs » qui, via des petits groupes support, diffusent de nouvelles conduites en entreprise (ex : le zéro déchet à domicile devenant le zéro papier en entreprise). L’étude de l’Ademe a été suivie d’une enquête nationale auprès des salariés[3]. Elle confirme le mouvement en cours montrant à la fois ses potentialités du fait d’une disponibilité des salariés, mais aussi ses limites qui tiennent souvent à des obstacles matériels, logistiques ou de soutien de la part de l’entreprise. 55% des salariés indiquent encore adopter des pratiques en faveur de l’environnement davantage à leur domicile que sur le lieu de travail. L’élargissement du mouvement social des « transféreurs » reste encore à venir, au croisement d’une dynamique identitaire ou militante de certains salariés et d’une diffusion au-delà d’un noyau convaincu. On a ici à l’œuvre un mouvement innovateur qui ne vient pas d’en haut, qui suppose des marges de manœuvre, voire l’acceptation d’une  part de transgression pour favoriser des appropriations et de nouveaux comportements collectifs. 

Voilà qui pose en termes nouveaux quelques-unes des conditions pour qu’une politique RSE devienne crédible. On sait la défiance qui touche aujourd’hui les discours trop globaux d’entreprise. D’une certaine façon, c’est encore plus vrai quand ils traitent des enjeux de l’environnement. Thierry Libaert a récemment fait état d’une recherche[4] menée aux Etats-Unis qui atteste du rôle décisif des salariés pour crédibiliser une politique RSE. Ils en sont à la fois les premiers témoins et, potentiellement, les plus efficaces propagateurs, dès lors qu’ils en perçoivent la cohérence et surtout qu’ils sont eux-mêmes en situation d’agir.

Deux leçons à mon sens pour les communicants et singulièrement les communicants internes. Il ne suffit pas ou plus de diffuser sur un mode descendant les stratégies RSE, aussi bien intentionnées soient-elles. Les efforts se révèlent le plus souvent vains, même en l’absence de greenwashing. Il faut plutôt aller chercher au fond des entreprises, des métiers et des collectifs des actions de transfert, des actes déclencheurs, des changements micro qui ont vocation à devenir demain macro. Cette attention et la mise en valeur d’une réalité sociale et professionnelle en émergence est aujourd’hui le meilleur service que les communicants peuvent rendre à la mobilisation collective et aux politiques RSE elles-mêmes. Loin du déclaratif sans doute, mais plus près du performatif.

Illustration: peinture de Gérard Fromanger « A chacun son Everest »


[1]« Le transfert de pratiques environnementales domicile/ travail », Bureau d’étude sociologique/ Gaêtan Brisepierre, Ademe, 2018

[2] Cheffe du service Mobilisation Citoyenne et Médias de l’Ademe

[3] Enquête Harris Interactive pour l’Ademe et A4MT, 14 décembre 2020.

[4]Yeujae Lee, Weiting Tao, « Employees as information influencers of organisation’s CSR pratices: the impacts of employees words on public perceptions of CSR, Public Relations review, n°46, 2020

Dialogue social: le besoin de connaissances pour sortir du « flou »

Cette note de lecture est publiée dans la revue Cadres de novembre 2022. Je remercie son rédacteur en chef Laurent Tertrais de me permettre de la reproduire sur mon blog.

L’expression « dialogue social » n’a pas toujours eu cours, singulièrement dans le champ de la recherche en sciences sociales. Longtemps, la sociologie a privilégié en France sous l’influence de Georges Friedmann ce que l’on appelait les « relations industrielles » et, plus tard, les « relations professionnelles » avec Jean-Daniel Reynaud. L’évolution lexicale n’est jamais neutre et traduit un certain regard tant sur les procédures que sur les relations entre acteurs. Un groupe de chercheurs appartenant pour l’essentiel aux sciences de gestion a fait le choix, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un « concept flou », de reprendre le vocable dialogue social et d’en cerner quelques caractéristiques en prenant le parti d’une « analyse organisationnelle »[1]. A leurs yeux, la dimension organisationnelle a longtemps été ignorée dans les relations sociales au profit de lectures économique, juridique ou politique. 

         On peut retenir deux parti pris dans ce livre. Le premier a trait au niveau d’analyse. Alors que la tendance ces dernières années a été de ne retenir comme niveau pertinent que la seule entreprise, les auteurs tiennent à ne pas en rester à ce niveau micro. Qu’il s’agisse de penser le rapport entre conflit et coopération, la régulation des relations de travail, les restructurations d’entreprises ou la place des acteurs sociaux, ils optent pour un niveau méso d’analyseEn tenant compte des complexités et ambivalences locales, une focale plus large leur semble à même de produire des connaissances utiles aux acteurs de terrain. Il y a dans ce livre l’écho tout à fait intéressant de recherches en cours sur le rapport entre dialogue social et dialogue professionnel, sur la place du dialogue dans les restructurations ou encore sur l’évolution des relations sociales dans la période pandémique. S’agissant des acteurs, deux recherches retiennent l’attention. L’une sur les tensions que vivent les administrateurs salariés en raison du caractère très codé des CA et d’une distance vis-à-vis de leurs organisations syndicales de rattachement, l’autre sur les DRH et l’influence sous-estimée de leurs émotions dans la conduite des PSE. 

         Le second parti pris du livre est de valoriser l’apport des sciences de gestion. Longtemps, elles n’ont pas été en première ligne dans ce champ de recherche occupé plus souvent par des sociologues, voire des juristes. Les reconfigurations de la scène sociale sous l’effet des transformations du travail, des réformes multiples sous l’impulsion du politique et du repositionnement des acteurs patronaux comme syndicaux appellent un besoin renouvelé de connaissances. Les sciences de gestion apportent une dimension compréhensive utile que le livre illustre bien, mais l’on sent en même temps combien une approche pluridisciplinaire est nécessaire. Les auteurs en sont d’ailleurs conscients quand ils jettent des ponts que ce soit avec la sociologie ou le droit. Si, comme ils semblent le penser, le dialogue social est en train de devenir un « nouvel esprit » des relations professionnelles, alors on aura à tout le moins besoin de regards croisés pour en penser les formes et les enjeux. Un peu à l’image de ce qui s’est fait à partir des années 1970 quand, autour de Jean-Daniel Reynaud notamment, un groupement de recherche a permis de faire tomber des murs disciplinaires et académiques[2]. Autre temps certes, mais l’enjeu est au moins aussi important aujourd’hui. Il est prometteur de voir sociologues et gestionnaires se retrouver dans des journées d’étude conçues en commun. La dernière en date a eu lieu en mars 2022 sur le thème des « pratiques managériales du dialogue social ». A suivre. C’est ce que fait en particulier aujourd’hui l’Association pour la sociologie de l’entreprise (APSE) à travers un cycle sur le syndicalisme et les relations sociales.

Illustration: Gérard Fromanger  » Le Coeur fait ce qu’il veut Cardiogramme » 2019


[1] Rémi Bourguignon, Arnaud Stimec (dir), L’analyse organisationnelle du dialogue social Pratiques et perspectives théoriques, Editions EMS, 2022

[2] Michel Lallement, « Genèse d’un champ de recherche sur les relations professionnelles en France », Nouvelle revue du travail, n°21, 2022

Quand l’euphémisation du marketing RH montre ses limites

Fini les syndicats, on s’est mis à parler de « partenaires sociaux ». Fini les salariés, le mot « collaborateur » a pris la place. Révision lexicale encore quand, plutôt que de parler de situation de travail, on s’est mis à évoquer « l’expérience collaborateur ». Et puis, il y a eu « le collaborateur ambassadeur », dérivé de l’employee advocacy , la « marque employeur », sans oublier l’éphémère « chief happiness officer »

Tout un vocabulaire standard s’est ainsi répandu d’une entreprise à l’autre avec plus ou moins d’ampleur. En faisant la part de ce qui peut relever d’une évolution réelle des situations et des mots qui les traduisent, force est de constater avec le sociologue Pascal Ughetto[1] que le marketing RH a produit des expressions qui euphémisent la réalité sociale. Par leur standardisation, elles ont crée plus de distance que de proximité avec le travail et ses acteurs, même s’il y avait au départ une certaine volonté de mettre l’accent sur le social. Mais la réalité ne se laisse pas facilement enfermer, en tout cas pas longtemps, dans des mots qui ne lui correspondent pas ou mal.

On a ainsi rapidement perdu de vue dans la dernière période les « chief happiness officers », sans doute parce qu’ils ne répondaient pas à la gravité des crises que nous traversions et que leur offre était, pour le dire gentiment, décalée. De même est-il beaucoup moins question aujourd’hui des « collaborateurs ambassadeurs ». Olivier Cimelière en a finement analysé les raisons sur son Blog du communicant.[2]. Le mot ambassadeur a une force qui excédait sans doute l’intention des promoteurs de la démarche et supposait, à tout le moins, des marges de manœuvre qui n’étaient pas au rendez-vous pour les salariés.

Ce qu’ils ont vécu ces deux dernières années a sans doute mis en alerte les salariés sur le sens des mots, à mesure qu’ils éprouvaient, parfois durement, de réelles transformations dans leur travail. L’édulcoration, l’écart entre la promesse et le réel n’en étaient que plus mal perçus. Les crises ont fait croître les exigences, aussi bien des salariés en entreprise que des futurs salariés. Dès lors, le marketing RH, tant interne qu’externe, pose la question plus large du lien de la fonction RH mais aussi des communicants internes avec le travail, les collectifs, l’organisation concrète des métiers. Un vocabulaire désajusté de ces différents points de vue produit, surtout en ce moment, des effets contraires à ceux recherchés. C’est particulièrement vrai dans les secteurs qui recrutent ou dans les entreprises confrontées à des reconfigurations des temps, des lieux et de l’action professionnelle. 

Que le marketing RH joue son rôle est souhaitable, mais dans des termes qui ont un sens concret, fondé sur une dimension sociale et professionnelle factuelle et opposable. En même temps qu’un positionnement plus près du terrain, les RH et les communicants ont un vrai chantier devant eux : celui des mots pour dire le professionnel d’aujourd’hui sans chercher ni à l’édulcorer, ni à l’enchanter. 


1] Intervention lors du séminaire de l’Observatoire des cadres et du management, « Fonction RH Saisir le moment de la métamorphose » 6 septembre 2022

[2] Blog du communicant, Communication & Marque employeur : Les programmes « Employee Advocacy » ont-ils encore un intérêt ? 6 octobre 2022

Où l’on reparle du travail, oui mais lequel…

Il n’a longtemps été question que d’emploi, essentiellement sur le plan statistique et quantitatif. La crise, qu’elle soit sanitaire ou climatique, ramène aujourd’hui la question du travail. Sans doute n’a t’elle jamais cessé de se poser, mais elle était enserrée dans une approche à dominante économique qui en masquait les déterminants socio-historiques.

En somme, il a fallu que nous soyons confinés pour faire ressortir paradoxalement toute l’ampleur du travail et de ses transformations. Tout un impensé de ce qu’il représente est remonté à la surface venant bousculer des certitudes trop bien réglées. Au-delà des débats sur le télétravail, les nouveaux espaces de travail ou la « grande démission », le caractère politique du travail[1] a fait irruption de façon concrète. Sa finalité comme son organisation ont à voir avec le « monde commun » dans lequel nous vivons et dans lequel nous souhaitons nous projeter. Les secousses sur le plan de la santé et du climat ont servi en quelque sorte de révélateurs.

Mais nos responsables politiques et économiques répugnent toujours à sortir de l’approche classique. Le travail n’est majoritairement appréhendé que sous l’angle du seul emploi. En témoignent les débats à l’agenda sur l’assurance chômage ou sur les retraites. Ils sont pour l’heure à cent lieues des interrogations qui montent sur les conditions de travail ou le sens que celui-ci a dans nos vies. Les réponses politiques en préparation ne correspondent manifestement pas à la dimension politique que prend le travail de chacun.

On manque de chauffeurs de bus scolaires, on manque de main d’œuvre dans l’agro-alimentaire, l’hôtellerie-restauration ou la construction ; des jeunes répugnent à rejoindre certains grands groupes… ou en démissionnent plus qu’avant. Il y a des raisons liées aux rémunérations, mais une étude de la Dares[2] a récemment confirmé le lien très fort avec les conditions de travail, qu’il s’agisse des contraintes physiques, des contraintes psycho-sociales et de l’impossibilité de pouvoir faire un travail de qualité. De cela, les responsables politiques ne tiennent pas vraiment compte quand ils envisagent de restreindre encore les droits des chômeurs, plutôt que d’aborder de front la qualité du travail. De même, ne s’aventurent-ils pas sur la question du sens du travail quand certaines façons de collaborer en entreprise résonnent négativement avec la manière d’exploiter les ressources de la planète.

Si la dimension économique du travail existe bel et bien comme facteur de production notamment, il est manifeste que le travail a connu ces dernières années de telles déformations que l’on ne peut que s’interroger sur son empreinte sociale, écologique, voire existentielle. Dans son dernier livre[3], Marie-Anne Dujarrier revient de façon très détaillée et convaincante sur ce qu’elle appelle les « troubles du travail » dans la période néo-libérale que nous connaissons. Précarité, autoproduction, travail du consommateur, plateformisation, marchandisation des données…les frontières du travail sont en pleine reconfiguration, avec des conséquences sur le rapport entre travail et emploi, travail et rémunération, travail et activité. 

« Qu’est-ce que travailler au fond ?… Que faut-il produire ?…Comment cette production offre-t-elle à chaque humain la possibilité d’accéder à une activité sensée ?…Quelle place respective donne t’on à l’activité humaine, animale, végétale et robotique ?… ». Ces questions que certains pourraient trouver loin du réel sont en réalité au cœur des préoccupations de beaucoup. Il y a là de quoi alimenter tout un champ de réflexion et de délibération en entreprise et dans la société. Le travail vaut décidément plus que ce qu’il est convenu d’appeler « valeur travail » limitée aux trimestres cotisés.

Illustration: Gérard Fromanger, Impressions soleil levant 2019


[1] « Les bouleversements contemporains nous rappellent que le travail est une activité politique », Anthony Hussenot, Emilie Lanciano, Jonathan Sambugaro, Philippe Lorino, The Conversation 21 Juillet 2022

[2] « Quelles sont les conditions de travail qui contribuent le plus aux difficultés de recrutement dans le secteur privé ?», Dares Analyses, n°26, juin 2022

[3] Marie-Anne Dujarrier, Troubles dans le travail Sociologie d’une catégorie de pensée, Puf, 2022

La frénésie organisationnelle des comités, cellules, task-forces et autres conseils…

Cette note de lecture a été publiée dans la revue Cadres de juillet 2022. Je remercie son rédacteur en chef Laurent Tertrais de me permettre de la reproduire sur mon blog.

Nous sommes dans une société saturée d’organisations. Tel est le constat fait par un collectif de chercheurs du Centre de sociologie des organisations (CSO) (1). Dans une époque qui vante autant l’individualisme que l’horizontalité et la fluidité dans une approche réticulaire « post-organisationnelle », il est assez paradoxal d’observer la place et l’emprise des organisations de toutes sortes. A chaque problème, une organisation, et cela tant dans le domaine privé, public, associatif que professionnel. La pandémie vient encore d’offrir un condensé saisissant de cette « saturation organisationnelle » à travers une variété de comités, de cellules, de task-forces, de conseils…, autant dire d’organisations s’ajoutant le plus souvent à celles qui existent déjà. Pourquoi cette « frénésie organisationnelle » ? Que produit-elle ? Que change-t-elle ?

En utilisant les robustes grilles d’analyse de la sociologie des organisations, tout en s’élargissant à d’autres sciences sociales, notamment l’histoire ou le droit, l’équipe de vingt huit chercheurs sous la direction d’Olivier Borraz nous propose une très intéressante radiographie organisationnelle actualisée. Les configurations socio-organisationnelles changent sous l’effet conjugué de la globalisation et du numérique. Les mécanismes de concurrence du marché déplacent les lignes entre privé et public. Des logiques autoritaires et technocratiques mettent les nombres au poste de commande des organisations. Des défis sociaux, climatiques et sanitaires taraudent nos sociétés. Des mobilisations collectives nouvelles voient le jour. Autant d’éléments qui agissent sur les contours, les normes, les règles, les procédures de décision des organisations dans une complexité accrue. Et dans le même temps, les chercheurs montrent bien ce qu’en retour la saturation organisationnelle fait à la société et à la démocratie, en termes de défiance notamment.

Pour autant, sous la profusion à l’origine d’une incertitude certaine, il y a toujours des systèmes, des sous-systèmes, des rôles, des relations et surtout des acteurs. Et c’est au fond cette permanence organisationnelle que les chercheurs du CSO tentent d’appréhender au-delà des formes et des transformations innombrables. C’est vrai quand il s’agit par exemple de saisir ce qui se joue en termes de pouvoir dans les changements organisationnels. Olivier Borraz montre combien, quel que soit le contexte, le pouvoir des acteurs tient toujours à la maîtrise des savoirs et savoir-faire, à la maîtrise de l’information et de sa circulation, à la relation à l’environnement et à la possibilité d’édicter des règles. Ces balises solides permettent de comprendre tout à la fois les déplacements en cours et les stabilités.

Dans cette large radiographie organisationnelle, on regrettera peut-être que l’entreprise en tant que telle ne soit pas abordée plus distinctement. Les modèles bureaucratiques privés ou publics ne sont plus les mêmes qu’il y a une cinquantaine d’années, les surfaces et les frontières évoluent avec les startups ou les plateformes, mais l’entreprise reste une organisation d’un type particulier avec ses structures, ses interactions, ses cultures. Il y a sans doute une société des entreprises qui mérite d’être revisitée et réactualisée sur un plan sociologique. 

(1) Olivier Borraz (dir) La société des organisations, Presses de Sciences Po, 2022                          

Entre contenus et consentement, les défis de la communication en entreprise

Cet article reprend une intervention lors du Colloque « Consentir ? Pourquoi, comment et à quoi ?  » qui s’est tenu à l’ESCP le 9 juin 2022. Merci à Jean-Michel Saussois de me permettre de reprendre ici mon propos

La communication en entreprise tant sur le plan fonctionnel que sur le plan social est face à des problèmes de soutenabilité et de consentement. 

La fonction communication en entreprise vient, rappelons-le, d’une double matrice:

-Le modèle mathématique de l’Information à partir du schéma canonique Emetteur – Canal – Récepteur sur lequel s’appuient la transmission et la diffusion. L’essentiel est de transmettre des contenus, des données, des informations. On retrouve la forte empreinte de cette approche quantitative à travers ce qu’on appelle aujourd’hui la content factory, la multiplication des canaux appelant une profusion des contenus.

-Le modèle des Relations publiques, du marketing et de la publicité. Avec, dès le départ, un programme explicite formulé et promu par Edouard Bernays en ces termes: « Faire penser à des cibles ce qu’on veut qu’elles pensent afin qu’elles fassent ce qu’on veut qu’elles fassent». C’est la fameuse manufacture of consent de Walter Lippmann développée dans le temps selon des modalités très sophistiquées.

Ces modèles puissants du content et du consent ont été à la base de la communication de masse et de la consommation de masse. Ils ont irrigué tous les métiers de la communication, y compris la communication interne en entreprise. Avec un certain nombre de traits communs, à savoir une logique unidirectionnelle, un caractère descendant, une conception du récepteur considéré comme « apathique », une « fabrique du consentement » fondée sur une approche quantitative et diverses techniques de manipulation.

Modèles puissants, mais avec des désajustements de plus en plus marqués qui ont à voir avec leur soutenabilité et avec le consentement. C’est le cas pour la publicité fondée sur le couple imaginaire/obsolescence, notamment dans un contexte de transition climatique. C’est le cas s’agissant de la profusion des contenus, on l’a encore vu récemment en entreprise pendant la pandémie. C’est le cas avec le besoin de proximité qu’une communication massifiante et surplombante ne satisfait pas. C’est le cas enfin quand, à travers des réactions du type « c’est de la com ! », on indique la faiblesse du consentement qui s’y attache.

Pour faire face aux crises économiques, et cela pratiquement depuis 1929, la mobilisation des imaginaires, des désirs et des passions à travers la publicité est allée de pair avec l’obsolescence plus ou moins programmée des produits. Le couple imaginaire/obsolescence a contribué à la dynamique de la consommation et de la surconsommation. Avec la transition climatique, ce couple est bousculé. Le consentement à ce modèle est en recul. En témoignent plusieurs rapports récents sur la publicité et l’expression d’associations ou de courants de la société civile. Il y a une demande politique d’un autre logiciel de communication plus soutenable. Une tribune parue dans Le Monde fin mai évoquait un modèle « injuste et insoutenable » et appelait à une « régulation de la communication ». Quelques professionnels de la communication en agence ou en entreprise commencent à réorienter non seulement le contenu des messages, mais aussi à s’interroger sur la matrice elle-même.

Dans la période récente, et singulièrement depuis la crise sanitaire, nous avons suivi les communicants internes. Sous diverses formes, ils expriment le besoin de déplacer le curseur de la transmission vers la relation. Avec d’autres, notamment les managers de proximité, ils ont été des agents de liaison, des facilitateurs de liens en situation critique et pas seulement des transmetteurs de contenus. La place qu’ils ont su occuper les a rapprochés du travail. Et il est intéressant de voir comment cette question du travail en situation de crise, avec toutes les réorganisations en cours (travail à distance, travail hybride, nouveaux espaces de travail…), rétroagit sur la communication et sur l’information elle-même. Plusieurs communicants cherchent à faire évoluer la production d’information dans le sens d’une plus grande qualité en même temps que d’une plus grande sobriété. Comme si l’infobésité qui prévalait avec la content factory (profusion des canaux, profusion des contenus) ajoutait de la crise à la crise. Là aussi, il est question de soutenabilité et de consentement.

En resserrant encore un peu plus la focale, regardons ce qui se passe en matière de communication dans le travail. Là aussi des déplacements sont à l’œuvre qui ont à voir avec la soutenabilité et le consentement au travail. Lors d’une enquête menée dans le cadre de l’Association française de communication interne sur la Parole au travail, nous avons pu observer le développement de démarches locales, voire micro-locales de communication. Des Espaces de discussion, des Groupes d’analyse de pratique, des Espaces de co-développement pour les managers, des Briefs débriefs au quotidien…. 

D’origine ou de formes différentes, ces démarches convergent autour de quelques points:

-une parole qui cherche à se développer plus en proximité du travail réel ;

-une parole qui évoque les problèmes au quotidien là où ils se posent;

-des managers doublement concernés par cette parole au et sur le travail, à la fois dans le rapport à leurs équipes et en ce qui concerne leur propre travail;

-la place du dialogue, voire de la dispute dans le travail.

Ces pratiques de dialogue dans le travail prennent un sens particulier dans une période post-pandémie qui fait bouger les unités de temps, de lieu et d’action. En tenant compte de leurs limites (pérennité parfois problématique, instrumentalisation fréquente…), on est là malgré tout face à une logique inverse de celle fondée sur la seule transmission qui a occupé toute la place dans le management et la communication. On voit bien que la question de la soutenabilité et du consentement au travail est de plus en plus liée avec le fait de se mettre d’accord et avec le pouvoir d’agir sur le cours des choses.

François Bloch-Lainé, dans les années 1960, disait déjà ceci à propos de l’entreprise : « La contestation va de pair avec la participation. Elles se développent toutes les deux car la matière à discussion grandit. On s’explique au lieu de se contraindre. » S’expliquer et pas seulement expliquer est un enjeu de tout premier plan dans le management et dans la communication. Un enjeu directement en lien avec le consentement. C’est en tout cas une donnée à prendre en compte pour nombre d’entreprises qui peinent aujourd’hui à recruter ou à fidéliser.

Ces quelques remarques sur la relation entre communication et consentement en entreprise montrent, me semble-t-il, au moins deux choses :

-le caractère de moins en moins soutenable des modèles de communication et de management qui ne font pas place à « l’intelligence de l’autre »;

-le besoin, tant dans la société que dans l’entreprise, de s’expliquer.

La question de la communication et du consentement se joue au fond dans la capacité des « publics » d’être acteurs et non pas seulement récepteurs de ce qui vient d’en haut. Dans son débat avec Walter Lippmann, John Dewey disait toute l’importance de s’appuyer sur « l’intelligence collective des publics». Nous y sommes et c’est une tâche importante, de nature quasi démocratique, pour les professionnels de la communication que de s’en saisir.

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Gérard Titus Carmel n°11

Soi comme un étranger, la part autobiographique de Norbert Alter

Avec Sans classe ni place L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part[1]Norbert Alter propose un livre très singulier. Apparemment, un livre de mémoire sur son parcours. En fait, un livre de sociologie à la première personne, ce qui n’est pas courant même en ayant recours à un double. En revenant sur une histoire, la sienne, dans un milieu familial marqué par l’anomie, la déviance, la transgression, il poursuit en réalité un travail engagé dans un précédent livre[2] autour de la figure de l’étranger dans la filiation féconde de Georg Simmel. Un étranger, lui en l’occurrence, entre rupture et appartenance.

La rupture dans son cas vient de loin. D’une famille… et quelle famille ! Déstructurée, désocialisée par un chaos permanent, toujours rejetée, expulsée. Entre un père fantasque, escroc à ses heures et une mère aussi éruptive que transgressive, les repères manquent, les lieux s’enchaînent toujours précaires, les relations au quotidien sont improbables. Dans cet inframonde brutal, pas de classe sociale à laquelle se référer avec ses règles, ses codes. Pas de place non plus au sens géographique autant que social. L’intégration ? C’est plutôt de désintégration qu’il faut parler. Tout l’y ramène tout le temps, notamment le regard des autres lors d’une crise de la mère, d’une expulsion du logement ou de l’emprisonnement du père. Alors, il faut cacher, ruser et, surtout, tenter de vivre malgré tout.

Et c’est la seconde caractéristique de l’étranger. Au-delà de la rupture et surtout à cause d’elle, il va peu à peu construire une appartenance ou plutôt des appartenances. Le livre donne à voir cette construction, loin de tout déterminisme. C’est la recherche, chez des amis en particulier, d’une vraie « maison » loin des taudis de ses parents. C’est l’école et puis, plus tard, le lycée avec le soutien social de certains professeurs. C’est le travail, du garçon de café au déménageur qu’il a été tour à tour. Ce sont les filles rencontrées et aimées. C’est la politique, avec les joutes jouissives de l’après 1968. C’est le voyage initiatique dans l’Amérique de l’Ouest… Le sociologue décrit avec minutie et crudité parfois les détails de situations pour lui fondatrices, que ce soit à travers les gestes de métier du garçon de café, le sens du collectif des déménageurs, les films du ciné-club du lycée, les rites de rencontre avec les filles…

Dans ce parcours se construit ou se reconstruit à la fois une distance avec un passé douloureux et une proximité avec les épreuves traversées puisque c’est ce qui l’a fait. Il y a dans ce livre non seulement l’expression d’une différence subie et revendiquée, mais aussi la conquête tenace d’une liberté avec les autres et grâce aux autres. « On peut échapper, au moins partiellement, à son histoire pour la réinventer et se réconcilier avec elle, puisqu’on n’est jamais seul », dit Norbert Alter en conclusion. L’étranger fait le chemin de la rupture à l’appartenance. Toute la force de ce livre autobiographique est dans le récit du chemin, un chemin qui n’est jamais écrit, où le poids des déterminismes ne conditionne pas tout, où il est possible de trouver de la force dans ce qui n’est pas conforme.


[1] Norbert Alter, Sans classe ni place L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part, PUF, 2022

[2] Norbert Alter, La force de la différence Itinéraires de patrons atypiques, PUF, 2012