Un petit livre paru à la fin des années 80 vient de reparaître en poche. Ne le manquez surtout pas. Dans Les moments et leurs hommes (Collection Points, Le Seuil), Yves Winkin, anthropologue de la communication, revient avec beaucoup de bonheur sur l’œuvre foisonnante du sociologue américain Erving Goffmann. A partir d’un portait intellectuel suivi d’une sélection de textes et d’un entretien, on comprend mieux l’importance de ce sociologue singulier, paradoxal parfois, qui a mis « l’ordre de l’interaction » au centre de ses recherches, là où d’autres centraient leurs travaux sur le « système social ».
Au fond, ce que Goffmann a fait tout au long de sa vie, en s’intéressant aux face à face, aux interactions et aux conversations dans le quotidien de multiples univers ou institutions, c’est un travail micro-sociologique. Dans une île des Shetland ou dans un hôpital psychiatrique, il s’est intéressé, au plus près des situations, à ce qui se joue dans l’interaction sociale. Toute l’interaction, avec au centre la parole, mais « une parole socialement organisée, non seulement en termes de distribution des locuteurs et des registres linguistiques, mais aussi comme un petit système d’actions de face à face, mutuellement ratifiées et rituellement conduites ».
Il observe et dissèque le théâtre du quotidien, aussi bien à travers la «présentation de soi », qu’à travers les « relations en public », deux titres parmi ses meilleurs livres. L’interaction révèle des conduites, des rites, des processus organisateurs et désorganisateurs, des adaptations. Tout un champ à vrai dire enfoui sous les structures et les systèmes, mais qui en tant que tel fait système pour peu qu’une micro-analyse s’attache à le saisir. « L’émotion, l’état d’esprit, la cognition, l’orientation du corps et l’effort musculaire sont intrinsèquement impliqués, introduisant un inévitable élément psychobiologique ».
Ce qui frappe chez Goffmann, c’est son aisance à franchir allègrement les frontières disciplinaires. Il est sociologue. Oui, mais un sociologue nourri par l’anthropologie, la linguistique, la psychologie… et qui ne s’en cache pas. Ce qui lui a valu parfois quelques problèmes avec ses collègues irrités par cette pluridisciplinarité joyeusement assumée et manifestement appréciée par ses nombreux lecteurs dans le monde. En même temps, certains de ses confrères, parmi les plus célèbres, saluaient sa recherche. Lors d’une session de formation de l’Afci sur l’apport des sciences sociales à la communication que j’ai eu le plaisir d’animer avec mon ami Jacques Viers, Yves Winkin nous a confié avoir été le témoin direct – et aussi parfois le messager – des relations intenses et fécondes entre Erving Goffman et Pierre Bourdieu. Deux sociologues a priori très éloignés dans leur démarche et intervenant dans des champs distincts. Mais, dans son dernier texte quasi testamentaire adressé à ses collègues sociologues, Goffman soutenait que « la nécessité de l’interaction en face à face est enracinée dans certaines pré-conditions universelles de la vie sociale »
Trente cinq ans après sa disparition, que reste-t-il au fond de Goffman ? Sans doute une puissance de révélation des relations entre les hommes au plus fin des situations, des moments, des jeux. Et puis, cette capacité à dévoiler tout ce que la communication inter-personnelle charrie du côté de la théâtralité, de la mise en scène, mais aussi de l’engagement et des cérémonies. Nos interactions sont faites de cela, de ruse et de déférence. Nous le savons mieux grâce à Goffman.
Excellente chronique Tu es vraiment doué pour ce format À+ Jacques
Envoyé de mon iPhone
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Merci Jacques. Tu es à l’origine de la lecture de ce livre. Amitéis
Jean-Marie
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