Faire sa part contre la tyrannie…

« L’histoire ne se répète pas, mais elle instruit », remarque l’historien américain Timothy Snyder dans son livre De la tyrannie Vingt leçons du XX ème siècle[1] paru en 2017, à la suite de la première élection de Trump. Le propos de l’auteur était moins de dresser le constat détaillé de la bifurcation anti démocratique opérée à ce moment-là que de proposer à chacun un « guide de résistance ». Ce petit livre singulier résonne avec d’autant plus de force aujourd’hui que la menace tyrannique a gagné du terrain sur fond de guerre en Ukraine, de réélection de Trump, de montée des populismes en Europe, de brutalisation du débat démocratique sur les réseaux sociaux. La pente dangereuse qu’évoquait l’historien en 2017 s’est incontestablement accentuée, mais ses « leçons » n’en ont que plus d’actualité. Et cela d’autant qu’il s’intéresse, alors que le fatalisme paraît l’emporter, à ce que chacun peut faire dans ce contexte.

Que nous dit-il en substance qui permette de renforcer l’action de chacun dans ces temps difficiles ? « Ne pas obéir d’avance », faire attention aux mots, examiner, chercher à comprendre par soi-même, se distinguer et, autant que faire se peut, savoir résister, faire valoir la réalité et la vérité des faits, tenir le cap de l’éthique professionnelle, affermir sa vie privée, soutenir ses relations personnelles et en développer de nouvelles, par la pratique du vote défendre les institutions démocratiques pour éviter le glissement vers le parti unique, contribuer aux bonnes causes, « être aussi courageux que possible »… Un bréviaire en somme pour traverser les épreuves du retour de la haine de la démocratie, du nationalisme violent et décomplexé, des falsifications en tous genres, des discours de « l’inévitabilité » et des tentatives du « sans retour » … Snyder convoque pour chaque conseil quelques uns des enseignements tirés des heures sombres du nazisme et du communisme. 

En lisant ce livre, on ne manque pas de se demander quelle résonance il peut avoir pour soi. Je vois en ce qui me concerne trois points qui me sont chers. Le métier, le langage, la vérité. Snyder a une phrase forte pour le premier. «Quand les dirigeants politiques donnent un exemple négatif, l’attachement professionnel à une pratique juste prend de l’importance ». Le métier est fait d’éthique professionnelle et en cela, il peut donner de la force individuelle et collective par gros temps. Le sociologue Renaud Sainsaulieu aimait à rappeler que « le métier, c’est ce qui rend digne ». Le langage est une autre force pour penser le présent, se remémorer le passé et considérer l’avenir. A condition de ne pas répéter les mots rétrécis ou galvaudés qui sont souvent à la base des « langages totalitaires ». Les communicants ont une immense responsabilité dans le soin à apporter au langage. Et puis, il y a la vérité. Avant tout, la vérité des faits. « Si rien n’est vrai, tout est spectacle », dit Snyder. Et quel spectacle quand on voit Trump s’abstraire en permanence de la réalité vérifiable des faits. En revenir aux faits toujours, plutôt qu’à l’opinion.

On peut juger ces recommandations parfois hors d’atteinte individuelle sans un solide adossement collectif dans la société. Il reste qu’elles disent d’abord qu’un autre chemin est possible que celui de spectateur résigné de l’effondrement. Par ailleurs, si on ne peut avoir d’influence sur tout, on a tous une part de responsabilité sur quelque chose dès lors que l’on dépasse la solitude et l’indifférence. Dans les temps qui viennent, tout ce que chacun pourra faire pour préserver la dignité est de nature à maintenir la liberté. La dignité s’est lourdement affaissée en 1933 avec l’arrivée d’Hitler, elle a failli en 1946 avec la prise du pouvoir par les communistes en Tchécoslovaquie. Plutôt que d’être comme le lapin pris dans les phares éblouissants de la tyrannie, l’historien nous dit au fond que chacun peut faire sa part et surtout que la part de chacun peut compter.


[1] Tymothy Snyder, De la tyrannie Vingt leçons du XXème siècle, Gallimard, 2017

Communication interne: quand c’est le métier qui parle

Je n’ai pas, c’est le moins qu’on puisse dire, un goût immodéré pour les livres de recettes pratiques en communication. Le domaine est trop complexe pour être mis en fiches dans une succession de bullet points dont on perd le sens tant ils sont nombreux. Même si son titre est réducteur, c’est tout autre chose que nous propose Valérie Perruchot Garcia dans le livre « Dynamiser sa communication interne » chez Dunod. Pour sa troisième édition, elle publie un vrai livre de métier, celui qu’elle a pratiqué dans différents univers (Roche, St Gobain, Johnson & Johnson) jusqu’à une période très récente.

La force du livre tient à cette expérience de métier. Une expérience qui permet de mettre au jour et de développer ses points d’appui comme ses évolutions, ses tensions comme ses dilemmes. Elle a été un témoin privilégié du passage d’une communication interne très orientée par le transport de contenus sous emprise de technologies qui n’étaient jamais que des tuyaux, à un métier de lien et de sens dans un monde, l’entreprise, traversé par des transformations et des crises. Il y a un mot qui revient sous la plume de Valérie Perruchot Garcia c’est le mot « levier ». Par-delà les outils, les supports et autres dispositifs, ce qui compte c’est l’effet de levier que permet la communication interne dès lors qu’elle relie, fédère, met en perspectives. La transmission de l’information se joue la plupart du temps à plat quand la communication en tant que relation permet d’élever et de s’élever.

Le sens du métier, Valérie Perruchot Garcia l’a incontestablement et nous le fait partager à travers des problématiques telles que le management dans sa fonction de communication, la capacité à faire face à des crises multiples, la nouvelle donne du télétravail qui change tout à la fois le travail et la communication, l’IA qui se déploie entre craintes et opportunités. Ce qu’elle en dit va au-delà des discours mainstrean pour situer, souvent avec beaucoup de justesse, ce que la communication interne peut apporter de singulier. Du lâcher prise vis-à-vis du manager-communicant, de la réactivité et un rôle-pivot dans les crises comme pendant le Covid, une capacité à relier à distance avec le télétravail et à se mettre au service des collectifs quelquefois malmenés, une approche raisonnée et, si possible pédagogique, de l’IA. Elle nous fait voir un métier qui travaille souvent à bas bruit, mais pour un effet qui peut être de haute intensité.

Et puis, ce qui ne gâte rien, il y a l’écriture de Valérie Perruchot Garcia. Elle a une plume, comme on dit, qui lui vient sans aucun doute de sa formation et de son métier d’origine de journaliste. On est dans le cadre d’un livre professionnel, mais elle sait dire « je » quand il faut et raconter une situation, un cas. La manière de parler de ce métier n’est pas anodine. Elle en parle juste et avec conviction. « J’ai pratiqué ce métier de longues années. Il m’a permis de révéler ma compréhension des différents corps sociaux où j’ai oeuvré, ma créativité, mes convictions, mes certitudes. Il m’a permis d’apprendre, tout en me remettant en question. J’ai parfois douté, souvent hésité, mais je n’ai jamais été déçue. Dans la grande famille de la communication, c’est pour moi un métier unique. Sans doute le plus exigeant. Et très certainement le plus gratifiant ». 

Elle lui garde une fidélité qui l’honore et qui, en même temps, est un beau témoignage professionnel. Merci Valérie.

Illustration: Peinture de Gérard Titus Carmel

La guerre…et le choix de la communication

Le retour de la guerre en Europe depuis 2022 m’a conduit à revenir dans un livre[1] sur la période que mes parents (ma mère allemande, mon père français) ont vécue depuis les années trente jusqu’à la fin des années quarante. Une véritable « traversée de l’impossible » et, à la suite, une reconstruction dans les ruines de l’Allemagne. Au même moment ou presque, Bernard Motulsky, professeur de communication publique et sociale à Montréal publiait un livre[2] sur sa famille plongée dans la guerre, en Allemagne, puis en France. 

Thierry Libaert, un ami qui nous connaît bien l’un et l’autre, s’est interrogé sur nos publications concomitantes, nous qui intervenons depuis longtemps dans le champ de la communication des deux côtés de l’Atlantique. Son questionnement était le suivant : en quoi le conflit, la guerre ont-ils joué un rôle dans nos parcours orientés vers la communication ? Il nous a réunis tout récemment pour en parler lors d’une soirée chaleureuse et intense organisée par l’Association nationale des communicants. J’avoue que la question m’a d’abord troublé. J’ai choisi tôt l’univers de la communication dans le monde syndical d’abord, en entreprise ensuite et aussi dans le champ de l’enseignement. Mais ce choix a-t-il au fond quelque chose à voir avec la tragédie vécue par mes parents ? 

A la réflexion, je pense que oui. Il existe un lien fort entre la guerre, singulièrement la Seconde Guerre mondiale et le développement de la communication. L’explosion de la communication, pour reprendre le titre du célèbre livre de Philippe Breton et Serge Proulx, est intervenue au sortir du conflit. Les technologies ont joué leur rôle, l’économie aussi bien sûr, mais plus fondamentalement l’enjeu était de dépasser, voire de compenser la barbarie qui s’était emparée du monde. Il fallait sortir des horreurs de la guerre en rapprochant relations, cultures et valeurs. La communication a participé à grande échelle à cette reconstruction et en particulier à la reconstruction de la démocratie avec un espace public qui a été refondé. Le retour de la parole, de l’information, du débat a contribué au développement de la liberté, du progrès et de l’émancipation. Pas partout dans le monde, loin de là. Des dictatures ont prospéré, en URSS, en Chine, en Amérique latine, se tenant toujours à bonne distance de toute idée de liberté. Mais il reste que l’essor de la communication a joué un rôle de levier puissant, que l’on songe par exemple à l’Europe en termes de réconciliation. 

Quand je pense à mon cas, ma mère et mon père ont vécu la grande destruction des années de guerre, la plongée dans la nuit personnelle, collective et ensuite la possibilité d’une reconstruction. Après-guerre, mon père a dévoré la presse, toujours à l’affût des nouvelles à la radio, passionné par les questions politiques et sociales. Je dois dire que jeune j’ai vécu dans un bain de communication. Pour lui, c’était comme une respiration vitale après le silence et l’oubli qu’il avait connus dans les camps. En même temps, cette communication charriait quantité de scories, de déchets et de manipulations (déjà, bien avant les réseaux sociaux…),  comme la démocratie d’ailleurs était pleine de faiblesses, de tensions et de contradictions. Mais l’essentiel était qu’un espace s’ouvre à nouveau et que la dispute redevienne possible. La distance, je dirais même parfois le scepticisme que mon père pouvait manifester devant tel ou tel discours, article de presse ou prise de position n’ôtait en rien à ses yeux le besoin d’ouverture et d’échange, c’est-à-dire de renaissance après l’expérience du néant. Tout cela n’a sans doute pas été pour rien à la fois dans mon implication dans la communication et dans une approche qui a toujours inclus une nécessaire distance critique. Quand je parlais d’engagement professionnel dans la communication, voire d’engagement syndical ou politique, j’entends encore mon père me dire « Garde toujours ta liberté ». Il savait, comme le disait en substance Camus, que la passion la plus forte du XXème siècle avait été la servitude.

Me revient à l’esprit une citation de l’anthropologue américaine Margaret Mead que m’a fait découvrir il y a quelque temps Yves Winkin[3] « La communication peut être aussi courte qu’une interaction et aussi longue qu’une génération ». Au-delà de l’instantané et de l’immédiat, la communication intervient sur le temps long. Un temps, dans mon cas, où la transmission générationnelle des épreuves a eu toute sa place et a ouvert une possibilité d’aller au-delà.

Illustration Frantisek Kupka


[1] Jean-Marie Charpentier, Au confluent la vie Récit du bout de la nuit et de l’aurore, Librinova, 2024 (https://www.fnac.com/a20549625/Jean-Marie-Charpentier-Au-confluent-la-vie)

[2] Bernard Motulsky, Tu comprendras un jour Une famille dans la tourmente de l’histoire, Carte Blanche, 2023 (https://www.fnac.com/livre-numerique/a19007323/Bernard-Motulsky-Tu-comprendras-un-jour )

[3] Yves Winkin, Jean-Marie Charpentier, La communication au long cours Conversations sur les sciences de la communication, C&F Editions, 2025

Le langage et l’écoute du travail

       Cet article paraîtra en juillet dans la revue Cadres Lire le travail. Je remercie son rédacteur en chef Laurent Tertrais de me permettre de le publier ce mois-ci sur mon blog en vue de la semaine de la Qualité de vie et des conditions de travail

Dans l’activité managériale, comme dans la communication interne des entreprises, dans les métiers RH comme dans l’activité syndicale, par-delà la différence des fonctions et des rôles, il y a une dimension trop souvent minimisée : la part du langage dans le travail. Mais de quel langage s’agit-il ? Quelle place a-t-il dans l’activité ? Qu’est-ce qu’écouter le travail aujourd’hui ?

Le code et après…

Quelles que soient les sophistications technologiques ou communicationnelles – et elles sont nombreuses -, une conception a la vie dure : celle d’un langage qui, à travers les mots et les phrases, véhicule dans un seul sens des contenus entre un émetteur et un récepteur. Héritée du vieux modèle mathématique de l’information, cette conception du langage comme une sorte de « code » s’appuie pour l’essentiel sur la transmission et la diffusion. Elle irrigue encore les représentations de beaucoup de dirigeants, de managers, voire de communicants. L’objectif demeure de « faire passer le message ». Bien sûr on tient compte d’un univers encombré d’informations, bien sûr on veille à soigner la forme, à varier les contenus, mais l’intention ne change guère sur le fond. Le langage est un véhicule. Hier, pour les ordres du contremaître, aujourd’hui pour l’explication sous forme d’un powerpoint. Vision mécaniste s’il en est. On transmet, on diffuse. Quant au sens, il n’est pas toujours au rendez-vous, c’est le moins qu’on puisse dire, singulièrement dans le champ du travail.

La situation, le cadre, le contexte et le sens

         Le sens, c’est une tout autre affaire qui certes a à voir avec le langage, mais dans une perspective différente de la seule transmission. Comment les mots et les phrases peuvent-ils faire sens ? Au-delà du code qui peut être plus ou moins partagé, il y a la situation, le cadre, le contexte[1]. On entre là dans tout ce qui permet d’accéder au sens parce qu’il y a un cadre cognitif commun, parce qu’il y a un tissu de relations établies souvent de longue date, parce qu’il y a un rapport à l’autorité, parce qu’il y a une dimension éthique, parce qu’il y a un certain type de rapports sociaux… Le cadre et le contexte sont la matrice du sens et dépendent des acteurs en présence, de leur histoire, de leurs jeux. Le sens ne vient pas d’en haut. Plus exactement, il ne se décide pas en haut. On ne donne pas « du » sens, comme le croient encore trop de communicants ou de managers. Le sens se construit parce qu’il y a un contexte interprétatif commun avec au moins autant d’explicite que d’implicite.

Le taylorisme hier, la rationalité managériale aujourd’hui peut certes vouloir « cadrer » le sens à partir d’une norme et d’une prescription, la réalité de la compréhension tient toujours au contexte d’interprétation des acteurs. Comme le langage n’est pas qu’un code à diffuser, l’organisation n’est pas qu’un ensemble de règles et de procédures à faire descendre des hauteurs de l’entreprise. Il ne suffit pas d’expliquer, il faut aussi s’expliquer. Dans l’action collective, le sens a minima est lié au fait de se mettre d’accord sur la situation, le cadre et le contexte.

L’organisation en acte, l’organisation en mots

         Et puis, il y a quelque chose de plus qui concerne la place du langage dans le travail. Le langage est devenu un des principes d’organisation du travail et cela, infiniment plus qu’hier. Parce que le travail consiste à faire face à des problèmes, des événements et des aléas multiples et pas seulement à une succession d’opérations mécaniquement exécutées, le langage fait partie intégrante du travail sous de multiples formes orales ou écrites. L’expérience du travail au fond s’apparente à « la confrontation à une situation ressentie comme problématique que le langage contribue à résoudre en pratique en même temps qu’il en dénoue le sens »[2].

Dans le travail, sous forme d’échanges quotidiens, de débats d’équipe, de confrontations à la prescription, le langage est un outil d’interprétation, un moyen de formaliser les choses, un support de circulation d’informations, un instrument de médiation sociale. Il n’est pas à côté ou au-dessus du travail, il fait partie du déroulement concret du travail. L’organisation en acte, c’est pour une large part une organisation en mots. La linguiste et chercheuse en communication Michèle Lacoste analyse le langage au travail sous un triple aspect d’activité pratique, d’interaction sociale et de production symbolique. « Les paroles de travail contribuent à maintenir, à ajuster, à modifier l’organisation – en un mot à la faire vivre ». 

« Régler des problèmes et parler ensemble »

Cette approche « organisante » du langage au travail n’est pas anodine. Elle vient remettre en question une certaine conception de l’organisation qui existerait en soi et avec de simples ajustements et échanges langagiers « à la marge ». En fait, dans le travail on a besoin de négocier, de converser, de traduire. L’usage des technologies, l’extension des activités cognitives et informationnelles, les situations d’incertitude font qu’on doit interagir au plus près du travail, se mettre d’accord, élaborer des compromis. Il y a toute une communication de travail qui est en fait un enjeu de fonctionnement de l’organisation. Elle intervient à des niveaux intermédiaires, déplaçant des frontières hiérarchiques, faisant de l’équipe un élément-clé dans la résolution des problèmes. « Travailler, c’est régler des problèmes et parler ensemble », rappelle à ce propos le chercheur Mathieu Detchessahar[3]

Il y a dans le travail un rapport étroit entre l’ordre du discours et l’ordre de l’action. On le mesure à la fois par la dynamique collective quand elle est présente, mais aussi par les dysfonctionnements quand la parole échangée fait défaut au cœur de l’activité. Dans ce cas, les liens se distendent, l’éloignement gagne, les arbitrages se font mal. Les exemples abondent de cet éloignement et du défaut de parole au travail et sur le travail. L’absence de communication dans le travail est d’autant plus dommageable, à commencer en termes de santé, quand le travail lui-même suppose une communication entre les acteurs. Les récents développements post-pandémie ont sans doute encore accru le phénomène.

Ecouter le travail, écouter les « parlers ordinaires », écouter l’indicible

Des pratiques en entreprise et des recherches ont porté ces dernières années sur l’enjeu de développer des « espaces de discussion sur le travail », autant dire de remettre à sa place le langage dans le travail quand il reflue, demeure fragile ou reste inexistant. Mais il y a une condition dont on ne parle sans doute pas assez, c’est l’écoute. On pourra inventer tous les dispositifs possibles, ils resteront éphémères tant que ceux qui ont vocation d’encadrer, de réguler, de coordonner, de médier (en clair, les dirigeants, les managers, les RH, les communicants…) ne mettront pas l’écoute du travail et de la parole des salariés au cœur de leur pratiques d’articulation, de contrôle, de délibération, de médiation. Le droit d’expression de 1982 avait déjà buté sur cette question.

Ecouter le travail, c’est connaître les habitudes, les routines, les particularités, les dilemmes. Ecouter le travail c’est connaître les mots, les arguments des individus et des équipes. C’est à partir de tout cela que le « travail d’articulation » du cadre ou du manager prend tout son sens et que la communication acquiert une certaine épaisseur. « La communication organisationelle ne « prend », n’est entendue et ne vit que tant qu’elle est articulée aux parlers ordinaires, aux parlers quotidiens des sujets au travail »[4]Ecouter le travail, c’est être de plain-pied avec le quotidien, les gens, les lieux, les bruits, les silences. Ecouter le travail c’est aussi savoir « écouter l’indicible », comme le dit le compositeur Nicolas Frize[5] qui a mis en son plusieurs univers de travail.

Illustration: Lithographie de Peter Klassen


[1] Jacques Girin, Langages, organisations, situations et agencements, Hermann, 2016

[2]Michèle Lacoste, « L’espace du langage. De l’accomplissement du travail à son organisation », Sciences de la société, n°50/51, 2000

[3]   Mathieu Detchessahar, entretien avec Jean-Marie Charpentier, Les Cahiers de la communication interne, 2013 

[4]  Frederick Mispelblom Beyer, Encadrer, un métier impossible ?, Armand Colin, 2015

[5] « Espace d’écoute, écoute d’espaces », conférence de Nicolas Frize à l’ensa Nantes, avril 2025

Face aux « ultraforces », face aux populismes, retrouver son humanité

En 2018, (autant dire avant le Covid, avant la sidération de l’IA, avant la poussée brutale des « ingénieurs du chaos »…), j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec le philosophe Pascal Chabot. Il enseigne la philosophie et les théories de la communication à l’Institut des hautes études des communications sociales à Bruxelles. Il venait alors de publier un remarquable livre « Exister, résister. Ce qui dépend de nous » (Puf), Lors de cet entretien [1], il m’a parlé de l’emprise du « système », de la montée des « ultraforces », des populismes, mais aussi de ce qui peut faire face à ces forces totalitaires, la justice, la liberté, la communication. Sept ans après, ce qu’il m’a dit alors résonne singulièrement aujourd’hui dans un monde où les « prédateurs » avancent à visages découverts dans la technique, l’économie et la politique.

Vous décrivez le système dans lequel nous évoluons à partir de trois éléments  concrets : la vitre, la place et l’écran. En quoi ces éléments font-ils système aujourd’hui?

Pascal Chabot Le mot système est utilisé à tort et à travers avec des sens différents. La notion de système est devenue une sorte de ventre mou. J’ai cherché à en faire quelque chose de plus construit, de plus matériel, en repérant des éléments concrets pour le caractériser dans un univers technique et démocratique. J’ai choisi la vitre, la place et l’écran. La vitre parce qu’elle sépare un dedans du dehors. Un dedans fait d’air conditionné, de consommation et un dehors qui est celui de la nature et du monde. La vitre protège et isole à la fois par rapport aux bruits du monde. La vue se porte au-delà de la paroi. On peut regarder à travers, mais dans les deux sens. La transparence de la vitre permet par exemple la surveillance d’un côté, mais aussi le contrôle démocratique du pouvoir de l’autre côté. Deuxième élément du système, la place. On est assis à une place. La manière d’être assis dans la société, dans l’entreprise renvoie au rôle de chacun. Donner un rôle à l’individu, c’est à cela que sert une société. Mais cette valeur positive est déstabilisée quand beaucoup ne trouvent pas de place ou quand le robot ne prévoit pas de place pour l’humain. Troisième élément, l’écran. L’écran du téléphone ou de l’ordinateur accapare les regards et l’attention. Un nouveau type d’accès au monde est possible. La connexion de tous avec tout. L’écran  permet d’accéder à l’information, mais aussi à la comparaison universelle. Cette convocation de tous à tout moment engendre une frénésie de disponibilité et de comparaison. Devenue la norme, l’urgence suscite en retour un besoin de temps et de maîtrise. Ces trois éléments révèlent un système porteur de dimensions et de valeurs ambivalentes.

Au-delà du système, il y a des forces et même, dites-vous, des « ultraforces ». Pourquoi est-il important de s’intéresser aux forces dans notre société ?

PC Le système n’est pas tout. Il y a l’émergence de processus nouveaux avec des impacts majeurs. Il m’a paru important de réhabiliter la notion de force, classique en philosophie, mais peu utilisée ces dernières années. La financiarisation, la numérisation, voire la robotisation sont des forces tout à fait considérables qui agissent sur le système. Elles ont des effets sur toute la société et façonnent notre devenir. C’est en ce sens que je parle d’ultraforces. Elles sont disproportionnées par rapport à la perception humaine. Quand on pense aux Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple), chacune de ces entités est dans un registre transversal quasiment hors d’atteinte. Elles ne sont pas limitées à une catégorie particulière. Google a une dimension physique, économique, intellectuelle ou politique qui dépasse tout ce qu’on a connu dans le champ des entreprises. 

Comment ces ultraforces pèsent-elles sur le système ?

PC Elles imposent au système un nouveau type de contraintes qui le fragilisent. La robotisation par exemple joue sur le nombre de places disponibles. On se voile encore pudiquement la face sur les conséquences à venir. Les ultraforces prédéterminent le rôle des individus et en l’occurrence le remplacement des caissières, des camionneurs, des employés de banque… Le tout dans une grande violence et un mépris à l’égard des métiers et des personnes qu’on juge substituables sans tenir compte de leur rôle et de leur place.

Vous rangez le populisme du côté des ultraforces…

PC Le populisme ne peut être rangé du côté de la gestion du système. Il veut même la mort du système. Il croit à la force, la force du peuple en colère contre un système. Il fédère des affects liés aux souffrances (bien réelles) dues par exemple au manque de place ou à la séparation de la vitre entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. Le populisme tels qu’on le voit prospérer à droite comme à gauche est une ultraforce qui accroît les fragilités du système. Plutôt que de recentrer sur des valeurs à défendre (protection, ouverture, place), c’est la politique de l’incrimination et de la force qui prévaut, notamment à travers une rhétorique qui est une construction d’une position en dehors du système. Le comble, c’est sans doute Donald Trump, à la fois figure du système et populiste anti-système. La démocratie se retrouve déstabilisée à la fois par les ultraforces financière ou numérique et par l’ultraforce populiste.

Entre système et forces, l’individu est comme pris dans un ensemble auquel il s’adapte ou qui l’enserre, l’isole, voire le clive… 

PC Une part des individus fonctionnent très bien dans le système. Ils s’y adaptent, surtout quand ils sont du bon côté de la vitre, avec une place bien assise et un écran qui ouvre l’accès. Il y a un moi systémique qui s’en sort plutôt bien avec même un certain bonheur de l’adaptation. Le danger est que les individus se restreignent à ce moi systémique de gagnant de la force, sans voir qu’à côté il y a des perdants ou des servants, sujets clivés par les ultraforces.  

Il y a toujours selon vous une voie de passage pour la liberté d’exister, la liberté de résister, la liberté d’être soi.

PC Nous sommes déterminés par l’environnement dans lequel nous évoluons, mais nous ne sommes pas tout entier déterminés par lui. Il y a toujours un excès de l’individu par rapport à ce qui le détermine. Parce qu’il est multiple, l’individu est toujours plus riche que ce que l’environnement imprime sur lui, y compris dans des situations limites de souffrance. Ce qui importe, c’est de faire exister cet excès de l’individu par rapport aux déterminations. A partir de là, la liberté peut être pensée. Il y a une autre dimension qui est celle d’être soi. C’est d’ailleurs ce qu’on aime chez les personnes. Ce n’est jamais le moi systémique et encore moins le moi clivé, c’est quelque chose d’autre qui est le centre de la personne. Il revient à chacun de construire ce soi à travers le rapport sensuel à l’existence, la saveur d’exister, le rapport à l’équilibre, à la mémoire. Rien dans l’histoire de l’humanité n’est jamais fini. Les marqueurs du soi, qui au passage vont toujours au-delà de soi, ouvrent des possibilités d’existence et de résistance. Dans un monde ultra technique ou ultra financiarisé, il y a à défendre un mode d’existence humain soutenable, authentique et au bout du compte un humanisme repensé.

Si l’on se place maintenant dans l’entreprise, au cœur du travail, comment faire la part du système, des forces et de la liberté pour l’individu et pour les salariés?

PC Ce que je dis là me paraît en phase avec le monde de l’entreprise. On y voit en effet un système où la vitre, la place et l’écran décrivent bien ce qu’est travailler aujourd’hui.  On y voit aussi les ultraforces qui fragilisent l’entreprise à travers une concurrence mondiale, des comptes à rendre à des actionnaires lointains, une emprise du numérique et des automatismes….A côté de cela existe un questionnement : qu’est-ce qu’être juste en entreprise? qu’est-ce que prendre la parole ? qu’est-ce qu’être soi dans le travail ? Tous les salariés cherchent à déborder leur moi systémique. On va toujours au-delà du prescrit et heureusement pour soi et pour les autres.  Cela dit, la marge de liberté est dans certains cas très étroite. Le soi est étouffé, je pense par exemple aux salariés des call centers. Mais même dans ces situations, la question de la liberté se pose, parce qu’il est toujours question de don et de reconnaissance. Le travail n’est jamais seulement un échange entre du temps et de l’argent.

En quoi la notion de justice  est-elle importante?

PC La justice est l’antidote de la force. On pourrait se dire que le contraire de la force c’est la raison, mais la raison fait souvent partie du monde des forces. Dans le financiarisation ambiante ou dans la robotisation qui vient, il y a un déferlement de raison, y compris algorithmique. C’est d’ailleurs assez douloureux pour le philosophe : on ne peut pas opposer la raison ou la rationalité aux forces. La raison est du côté du plus fort. L’autre ressource, le vrai antonyme du monde de la force, c’est le souci de justice. Pascal, Jankélévitch ou Simone Weil nous sont d’un plus grand apport que Descartes ou Kant. La vertu qui peut s’opposer au règne de la force, c’est la justice. Elle est porteuse de rééquilibrage. Quand la Cour de justice européenne condamne Google pour abus de position dominante, elle œuvre en faveur d’un équilibre.

Vous enseignez la philosophie dans un établissement universitaire qui forme des communicants. Où situer la communication ? Est-elle du côté du système, de la force ou de la liberté du soi?

PC Il faut sans doute élargir le concept même de communication et établir des distinctions. La littérature, le cinéma, l’art ou la conversation sont des modes de communication qui relèvent de la culture du soi. Tout ce qui est de l’ordre du message lié au fonctionnement, à l’organisation ou à la décision participe de l’ordre systémique. Et puis, il y a une non communication, une non parole du côté des ultraforces. Elles pratiquent un verrouillage total ou qui se veut tel, n’ayant de comptes à rendre à personne. On n’entretient pas de rapport communicationnel avec un fond de pension ou avec un Gafa. C’est le décret, la force, le contraire du langage. Tout l’enjeu dans cet univers est de faire advenir malgré tout une parole de liberté.

Quel rôle peuvent jouer des communicants en entreprise pour sortir du seul système, identifier les forces et soutenir le « souci de soi » ?

PC Sans doute de ne pas en rester à la parole systémique. Les mots que l’on utilise ont un pouvoir qui excède toujours la fonction. Parler, c’est être pleinement humain. Communiquer, c’est -ou ce devrait être- retrouver son humanité. Il y a des mots à utiliser qui sont déjà un pas vers l’autre. Les mots peuvent porter une intention de commun, une intention de justice. La communication est en soi un geste de liberté. Prendre et assumer cette liberté dans le langage, c’est ce qu’on peut attendre du communicant. Exister, résister, c’est prendre des risques à plusieurs, créer des réseaux pour affirmer une part de liberté. Compte tenu des contraintes, qui sont nombreuses, les métiers de la communication ou des RH sont sur des lignes de crête. Pour le communicant, la dimension du soi passe par un retour aux racines du langage, à l’authenticité des mots, loin des termes galvaudés ou détournés de leur sens quand, par exemple, on parle de bonheur ou de bienveillance dans un univers qui en est loin. Il y a une fidélité à l’esprit des mots qui est fondamentale. Platon parlait de la « rectitude des dénominations ».  


[1] Il est paru dans Les Cahiers de la communication interne, n°42, juin 2018

Il n’y aura pas de retour à la normale au travail

On n’en a sans doute pas fini avec les évolutions du travail que la crise du Covid a amplifiées. Les a-t-on seulement toutes bien mesurées ? Sans doute pas quand on voit revenir, dans les discours comme dans les pratiques, des raccourcis sur le télétravail ou l’absentéisme. A entendre certains, les salariés auraient largement pris leur aise, sinon le pouvoir et il n’y aurait rien de plus urgent que de les faire rentrer dans le rang, productivité oblige. Les mots de paresse, de relâchement, d’abus circulent et pas seulement sous le manteau. On rappellera ce que disait déjà Nicolas Sarkozy en 2023 : « Le télétravail, c’est de la télé, c’est pas du travail » …

         Une étude de la Fondation Jean Jaurès[1] revient sur la période du Covid et la tentation de « contre-révolution » que l’on voit poindre aujourd’hui. Il y a bel et bien eu des transformations majeures dans cette période de crise qui ont touché le rapport au travail. En peu de temps, des évolutions sont intervenues aussi bien en termes de temps, d’espace que plus généralement de conditions de travail. De nouvelles pratiques ont vu le jour avec l’extension du travail à distance et la redéfinition, y compris, spatiale, des lieux de travail. Le raidissement actuel dont fait état l’étude tient au fond en un mot : distance. Le travail à distance aurait selon certains créé une distance avec le travail. D’où relâchement et absentéisme croissant.

         L’affaire paraît trop simple. Il y manque notamment toute la question du sens, de la reconnaissance et, plus largement, de tout ce que représente le travail dans nos vies. Bien sûr, les abus existent, bien sûr le télétravail éloigne et certains en profitent. Mais est-ce vraiment là le fond de l’affaire ? Les transformations sont telles qu’elles appellent non de la défiance, de la stigmatisation ou un sur-contrôle, mais de la confiance. Si les salariés ont à l’occasion d’une crise sanitaire de grande ampleur pu rééquilibrer la place du travail dans leur vie, ils n’ont jamais mis en question son utilité. La quête de sens, si sensible aujourd’hui, réside dans le sentiment d’exercer un travail utile pour soi, pour son entreprise et pour la société. Tous les salariés le disent, à commencer par les plus jeunes. Là est sans doute l’essentiel sur lequel fonder une régulation du travail adaptée et des relations sociales sur la base de la confiance.

         Les solutions trop simples sont toujours des raccourcis. Sans rien cacher des tensions qui existent dans les entreprises, les auteures du dernier Livre blanc de l’Observatoire du new normal au travail[2]mettent au jour les difficultés à mobiliser les salariés en mode hybride, les contraintes du management à distance, les tendances au repli sur des micro-collectifs et l’individualisation accrue des attentes des salariés. Loin des réponses culpabilisantes, elles proposent notamment de « prendre en compte et accepter les tensions : en situation de transformation et de permacrise, il est normal qu’il y ait des tensions et du repli sur soi ». Elles insistent dans ce contexte sur l’importance de « renouer le lien » et de développer « un dialogue constructif et sincère ». Une chose est sûre, on ne reviendra pas « à la normale »

         Au fond, ce que nous disent ces deux intéressantes études va dans le même sens : le mouvement des transformations ne cessera pas et même s’il crée de l’incertitude, il est plus important de s’y adapter à partir d’un nouveau rapport au travail, à l’entreprise et à la société que de revenir aux vieilles recettes du contrôle et de l’autoritarisme managérial.

Illustration: lithographie du peintre brésilien Alfredo Volpi


[1] Romain David, Rapport au travail : vers une contre-révolution ? Les tensions entre poursuite des transformations post-Covid et retour à la normale, Fondation Jean Jaurès Editions, 2025

[2] Aurélie Dudézert, Florence Laval, Fanny Gibert, Se transformer pour s’adapter aux transformations Livre blanc 2024 Observatoire du new normal au travail

 

Dans la crise, la confiance malgré tout

L’air du temps est mauvais. Il se passe quelque chose qui nous échappe et qui, en même temps, semble inéluctable. Comme une sorte de dissolution de ce qui fait tenir la société. Le retour de la guerre, la poussée mondiale des populismes, la brutalisation des débats, pour ne citer que quelques  manifestations de ce climat délétère, mettent à mal les régimes démocratiques et leur capacité d’intégration, de coopération et de régulation.

Tenter de comprendre ce qui nous arrive demande d’aller voir au-delà de l’actualité, c’est-à-dire d’abord en dessous. Quels sont les ressorts internes de cette situation? Dans son dernier ouvrage Les Institutions invisibles[1], Pierre Rosanvallon questionne la confiance, la légitimité et l’autorité, trois institutions qui ont pour fonction de produire du commun. Or, pour de multiples raisons, elles sont dévalorisées dans nos sociétés démocratiques. Pour chacune d’entre elles, c’est « le processus d’institution collective raisonnée d’un monde commun » qui est en cause. Dans une très intéressante mise en perspectives à la fois historique et théorique, Pierre Rosanvallon donne à voir la puissance de ces ressorts invisibles, d’autant plus puissants qu’ils ne relèvent pas à proprement parler de statuts ou de règles, mais de la qualité des relations individuelles et collectives dans la société. Et ce sont justement ces relations qui aujourd’hui sont touchées.

La dissolution en cours a de multiples causes. Elles ne sont pour la plupart pas nouvelles, mais elles font désormais système. La crise des « tutelles » et autres « corps intermédiaires » (partis, syndicats, Eglises, médias…) dans leur rôle d’agrégation des intérêts et des opinions. La dispersion du social avec le recul des porte-paroles et des collectifs pris dans un mouvement de désintermédiation et d’archipellisation. L’extrême complexification du monde économique qui diffuse de l’opacité. Le déni des réalités, sur les réseaux sociaux notamment, qui produit toujours plus de « fake » pour s’opposer à une réalité qu’on ne veut ou peut accepter. La suspicion envers la science… Ces facteurs concomitants corrodent la démocratie et le commun. Ils font monter le fatalisme qui nourrit partout la résurgence du populisme.

Arrêtons-nous sur l’une des trois institutions invisibles, à savoir la confiance. Aussi difficile à saisir soit-elle, elle demeure « l’une des forces de synthèse les plus importantes de la société », comme le disait au début du XXème siècle le sociologue allemand Georg Simmel. Son rôle est de réduire l’incertitude par la connaissance d’autrui qui permet d’avoir foi dans l’autre et de se projeter dans l’avenir. Plus tard dans le siècle, un autre sociologue allemand Niklas Luhmann poussera la réflexion à propos de cette incertitude à réduire. Ce qu’il convient de rééquilibrer c’est l’imprévisibilité des choses au profit de la prévisibilité des personnes. « Il faudra de plus en plus faire appel à la confiance afin de supporter la complexité de l’avenir engendré par la technique ». Luhmann insistera sur la notion de familiarité. Avec cet enjeu dans l’intime comme dans la société de favoriser des institutions permettant de réduire et d’absorber la complexité sociale et à l’être humain de s’orienter. A bien des égards, nous sommes désorientés. Nous peinons à absorber la complexité qui nous entoure. La démocratie du vote ne suffit pas. La citoyenneté n’est pas assez reconnue pour explorer individuellement et collectivement de nouvelles voies. Et puis, difficile « d’avoir la république dans la société tant qu’on a la monarchie dans l’entreprise », selon le mot de Marc Sangnier, un des initiateurs de l’éducation populaire.

Distance, opacité, économie paradoxalement déficitaire de l’information. A l’ère du numérique, de l’IA, des réseaux sociaux, le défi le plus grand est sans doute de retrouver de la proximité, de la familiarité pour ne pas subir chacun de son côté les effets d’une dissolution du commun. Pierre Rosanvallon considère que « la clé de voûte d’une entreprise de reconstruction est simultanément constituée par la capacité de produire de nouvelles évidences partagées, à un moment où celles-ci se sont largement évanouies. C’est l’existence même des démocraties qui est en jeu… »

Illustration: tableau de Fabienne Verdier


[1] Pierre Rosanvallon, Les Institutions invisibles, Seuil, 2024

La communication managériale: sortir des vieilles lunes

Un échange récent avec une responsable de la communication interne d’une grande entreprise me donne l’occasion de revenir sur le sujet de la communication managériale. Aussi ancien soit-il, le sujet reste sensible, car à la frontière entre plusieurs mondes, celui des communicants, celui des managers et celui des salariés.

Mon interlocutrice est convaincue d’une chose : la communication managériale n’est pas le simple prolongement de la communication interne. Les deux ont certes à voir l’une avec l’autre, mais en distinguant bien les registres. Or, on sait par expérience que ça bloque quand les communicants ne conçoivent la communication managériale que comme un relais de diffusion des messages et autres contenus. Une communication non seulement restreinte dans les faits, mais pauvre tant pour les managers que pour les salariés. Dans cette conception, qui a encore la vie dure, les managers notamment ceux dits de proximité ne sont que les passeurs de la com’ d’en haut. Vieille histoire dont l’horizon se limite à une affaire de transmission, avec tensions garanties de part et d’autre.

La communicante interne me dit en substance qu’il faut avoir l’intelligence de ne pas se positionner en remplacement de la communication managériale. Il y a une communication managériale qui existe sans la communication interne. De grosses directions dans son entreprise ont leur vie propre en termes de communication managériale. Certaines font plusieurs centaines de personnes. Obligatoirement, il y a une communication propre à ces directions-là. Au fond, de quoi me parle-t-elle ? Du fait qu’il y a dans toute entité des formes de communication qui sont déjà là. Des managers entretiennent des modes de relation, d’échange dans le travail qui forment la trame et le quotidien de leur communication, avec ses points forts ou ses faiblesses. C’est cela qu’il faut savoir prendre en compte. En vérité, on retrouve là la question de la culture en entreprise. Combien de communicants ont nourri un jour le projet, pour ne pas dire le fantasme, de faire évoluer la culture dans l’entreprise à partir d’en haut. Or, il y a toujours, dans les métiers notamment ou dans les directions, des cultures qui sont déjà là. Et c’est pour ne pas avoir pris en compte ce « déjà là » que nombre de projets de « changement culturel » ont échoué.

C’est dans le dialogue, la discussion avec les salariés à propos du travail que se joue l’essentiel de la communication managériale. C’est donc moins la transmission de messages extérieurs qui compte, même si les managers les intégrent quand il est question des clients, des coûts, des délais, de la qualité…de la manière de bien faire son travail. Quand on limite le manager à n’être qu’un relais de communication, un passe-plat en quelque sorte, c’est son interaction avec les salariés qui en pâtit. 

Mon interlocutrice insiste, il y a la communication managériale et il y a la communication interne. Ce qui compte c’est de trouver les voies d’une complémentarité, d’un échange fécond, la communication interne offrant par exemple à la fois aux managers des occasions de décloisonnement, de mise en visibilité des réalités de terrain comme de mise à disposition d’une information qu’ils s’approprient et traduisent dans leur contexte, avec des écarts qu’il faut savoir accepter. 

Martin Richer, directeur du cabinet Management & RSE rappelle opportunément que « dans le modèle taylorien, le manager n’avait qu’un rôle de relais. Il transmettait les ordres du haut vers le bas et remontait les informations. Un modèle de management qui a perduré longtemps et avec, au passage, une certaine conception de la communication. Aujourd’hui, on voit bien que les nouvelles façons de travailler appellent un tout autre rôle pour développer la motivation, l’implication. Et cela d’autant que l’on sait que de petites variations en termes d’implication peuvent avoir un gros effet sur la performance. Le rôle grandissant du management intermédiaire appelle le développement d’une réelle communication managériale dans les entreprises »[1].

Quand ils savent rompre avec les vieilles lunes de la seule transmission et intégrer cette nouvelle donne de la communication managériale, une communication autonome à bien des égards, les communicants internes font preuve de maturité. Une maturité qui renforce leur crédibilité et leur légitimité tant aux yeux des managers que des salariés. 


[1] Citation extraite du livre de Jean-Marie Charpentier et Jacques Viers, Communiquer en entreprise Retrouver du sens grâce à la sociologie, la psychologie, l’histoire, Vuibert, 2019

A l’heure de la transition, la force du récit et le besoin de relation

De récentes lectures me donnent l’occasion de revenir sur deux notions centrales en communication : le récit et la relation. Centrales peut-être, mais à vrai dire souvent délaissées ou malmenées alors que le récit autant que la relation sont de nature à ouvrir le champ des possibles dans un monde saturé de discours désarticulés qui éloigne plus qu’il ne rassemble. Pour faire de la transition que nous vivons une vraie transformation, encore faut-il une narration qui soit autre chose que le storytelling et des interactions qui ne réduisent pas au relationnel de basse intensité des réseaux sociaux.

         Un récent rapport[1] de l’Ademe (agence de la transition écologique) propose par le récit de « mobiliser la société à travers le prisme de l’imaginaire ». Objectif :  passer à une communication engageante en faveur de la transition écologique à partir d’une nouvelle articulation entre récit, imaginaire et action. Le récit a ceci de particulier qu’il peut être le révélateur d’une réalité, aussi difficile soit-elle, et l’embrayeur de changements de comportement. S’il devient si important sur une question angoissante pour la société, c’est que le récit offre le moyen tout à la fois de mettre au jour la chaîne de causalités à l’origine de la situation d’aujourd’hui et de se projeter pour faire autrement par la mobilisation et l’action. 

En présentant le récit comme une « réalité fictionnelle », Aristote a en son temps décrit cette double dimension. Un pied dans le réel, un autre dans l’imaginaire. D’où l’enjeu pour produire de véritables récits pour l’action de s’appuyer sur un réel qui ne soit pas édulcoré ou plaqué comme le fait le storytelling et d’ouvrir un imaginaire crédible et désirable via des imaginacteurs, comme le propose le rapport de l’Ademe. Le défi de la transition écologique est devenu tel que l’on a désormais besoin d’une vraie narration de la transformation pour mobiliser notre imaginaire collectif. L’heure n’est plus à une communication qui se donne le beau rôle par des formes plus ou moins sophistiquées de greenwashing.

         De façon concrète, trois anthropologues viennent de publier un livre[2] sur la « ville relationnelle ». Le mot-clé est relation. La transition dont il est question est le passage de la ville fonctionnelle à la ville relationnelle. Dans un cas, il n’est question que d’administration, de nombres, de gestion des flux, de réseaux…, dans l’autre d’interactions, de liens, d’expériences partagées. Les deux sont nécessaires, mais le déséquilibre est manifeste. Au mieux, la ville fonctionne, mais elle ne relie pas assez. D’où des résonances tant avec la question écologique qu’avec le vivant, le bien-être, la cohésion sociale. Les auteurs s’attachent avec grand soin et créativité à retrouver des temps, des lieux, des espaces, des « mètres carrés relationnnels »… 

D’une certaine manière, on retrouve la « réalité fictionnelle » d’Aristote. A la fois le réel d’une situation présente où les places publiques manquent dans les villes, où les générations ne se retrouvent plus guère, où la biodiversité n’a plus vraiment sa place… Et, en même temps, l’agir fondé sur un imaginaire, on pourrait même dire une « utopie concrète« , pour faire de la ville une ville relationnelle. Lors d’un échange avec Yves Winkin, celui-ci me disait par exemple l’importance sous-estimée des escaliers. Fonctionnellement, un escalier, c’est fait pour descendre les marches ou les monter. On ne considère pas spontanément qu’un escalier, c’est aussi fait pour s’asseoir, se rencontrer, créer du lienD’où l’attention à y apporter en tant que dispositif relationnel et pas seulement fonctionnel.

         A l’heure de la transition, remettre du récit pour dessiner le présent et l’horizon, favoriser concrètement la relation là où l’on vit et travaille, c’est autant un défi de communication qu’un problème politique dans une société polarisée et fracturée. Les communicants gagneraient à investir plus ces terrains du récit et de la relation. Il se joue là quelque chose de tout autre que l’image virtuelle, une transformation sociale avec les acteurs.

Illustration: Gérard Titus Carmel « Feuillée »


[1]  Jules Colé, Mobiliser la société à travers le prisme de l’imaginaire, Ademe, 2024

[2] Sonia Lavadinho, Pascal Le Brun Cordier, Yves Winkin, La Ville relationnelle Les sept figures, Editions Apogée, 2024

La parole difficile du sujet en entreprise

  

Il y a déjà plusieurs années de cela, j’ai eu l’occasion d’un échange avec le philosophe et psychanalyste Blaise Ollivier à propos du sujet dans l’action et de la parole en entreprise. On rappellera que Blaise Ollivier a contribué avec Renaud Sainsaulieu à faire émerger en France une sociologie de l’entreprise reconnaissant la place du sujet dans l’organisation. Relisant récemment cet entretien avec cet intellectuel disparu en 2007 , j’ai été frappé par son actualité. Je le reproduis ici bien volontiers.

Vous avez publié il y a une dizaine d’année L’acteur et le sujet. Qu’en est-il selon vous aujourd’hui de ces deux dimensions?

Blaise Ollivier  Mettre le sujet au cœur de l’action, c’est reconnaître que dans toute action il y a une dimension humaine et intersubjective. C’est accepter de faire place à cette part parfois indéfinissable de l’humain. L’action a sa part d’humanité. Et cela au-delà d’une rationalité qu’on voudrait absolue et qui n’est jamais que limitée. Un climat d’humanité dans l’action se révèle à la fois dans la mise en mot de l’expérience et dans un besoin toujours renouvelé de ritualisation. Pour le dire autrement, dans l’action il y a toujours besoin de dire et de symboliser que nous ne sommes pas des « objets », ni des pions dans un jeu stratégique, ni de simples rouages dans une organisation complexe.

A travers l’histoire, cette part d’humanité dans l’action a été capitale. On l’a vu par exemple dans le développement des mathématiques en Europe et en Asie. Longtemps, les mathématiques ont progressé ici et là-bas à la même vitesse. Mais à partir du XVIII ème siècle, l’Europe a progressé plus vite alors que l’Asie, et notamment la Chine, stagnait. La raison principale de cet écart tenait à ce qu’en Europe l’invention mathématique nourrissait l’action et le progrès humain à travers l’innovation technologique notamment. En Chine il n’y avait pas ou peu d’application humaine découlant des trouvailles mathématiques. La recherche s’y développait en l’absence de l’action. Or, l’action a à voir avec la compréhension, l’innovation, l’appropriation, donc avec une traduction humaine, une part humaine. Ce qui, l’histoire l’a assez montré,  ne va guère avec le fait d’être esclave ou serf. Ayant fondamentalement partie liée avec le sujet, l’action bute toujours à un moment ou à un autre sur la sphère de l’intolérable qui change selon les époques.

A présent, on voudrait se convaincre – et nous convaincre – que le réel est complexe. La complexité supposée du réel fait peser sur le sujet tout le poids des contingences. Celui-ci devrait en toutes circonstances se soumettre à ce réel qu’on impose au motif de sa complexité. Cette approche de l’action met dangereusement la subjectivité de côté, au prix parfois du retour de la haine, de la brutalité, de l’intolérable. Or, il se passe des choses tout à fait essentielles du côté du sujet, dans l’intersubjectif. Si la complexité existe bel et bien, elle n’est pas là où on la met habituellement. Le réel en définitive est assez simple, c’est l’humain qui est complexe. 

Vouloir  à tout prix aborder l’action en niant le sujet correspond à une sorte d’hallucination qui, par certains côtés, s’apparente à l’état de guerre. Pourtant la tendance, on le voit tous les jours, est à la fuite devant la dimension d’intersubjectivité. Il est par exemple intéressant d’entendre des intellectuels hongrois, polonais ou tchèques faire la critique de la modernité. Avec l’expérience du totalitarisme, ils portent un regard acéré sur une modernité qui met au centre de façon quasi exclusive la rationalité, le progrès, la technique…au risque de la dissolution de l’individu. Or, l’individu « moderne » a une subjectivité, une conscience qui lui est propre, un rapport à soi. C’est tout cela que l’on évacue au profit d’une nouvelle grande idéologie anonyme et surplombante : la mondialisation. Elle se présente comme un principe supérieur légitime devant lequel il n’y a qu’à se prosterner. Nous assistons au grand retour des idoles en somme, avec sacrifice humain à la clé. Le sujet n’a qu’à se plier. Et quand des difficultés apparaissent, on fait appel aux outils, aux prothèses plutôt que d’entrer avec le sujet dans le problème à résoudre. 

N’y a t-il pas un paradoxe entre une individualisation croissante, voire une certaine psychologisation des rapports sociaux et un déni du sujet dans les organisations, singulièrement dans les entreprises ?

BO L’entreprise illustre bien cette dissociation critique entre l’action et le sujet. Quoiqu’on dise, le travail est un lieu où le défoulement, le harcèlement et la souffrance ne manquent pas. Mais on fait comme si les effets sur les individus n’existaient pas. Si le travail c’est bien sûr de l’intelligence, de la compétence et de la solidarité, ce qui s’individualise avant toute chose désormais c’est le contrat, c’est le résultat. La pression est forte sur l’individu et s’y mêlent des conduites de séduction, mais aussi d’évitement. Celui qui l’emporte, qui « gagne » est celui dont le potentiel de séduction est plus élevé que la moyenne. Mais la séduction dont il s’agit est de l’ordre de la séduction de l’araignée. 

Bien sûr, ramener la question du sujet en entreprise, c’est parler de la vie au moins autant que de la performance. L’intersubjectivité notamment conduit à s’intéresser à la vie, à l’hétérogène, au complexe. La performance qui est allée de pair avec l’individualisation croissante de l’entreprise n’est en fait pas une performance globale permettant dans le cadre de la production de faire place à la vie. L’évitement du sujet est ici à mettre en relation avec une réflexion sur le corps. Nous restons dans une tradition du corps-machine. De ce point de vue, l’évolution de la médecine est éloquente. Dans la médecine moderne, c’est la chirurgie qui progresse. On n’est pas loin de la logique du garagiste, et cela aux dépens de la tradition humaniste qui recule, sauf peut-être dans la traitement du cancer où le malade est un adjoint essentiel. D’une certaine façon, la médecine sans sujet et l’entreprise sans sujet, c’est un peu la même chose. Mais il faut bien mesurer que ce rejet du sujet a un coût. C’est tout à fait évident dans le cas de la Sécurité sociale ou en entreprise quand le travail – et surtout le non travail – n’offre plus d’avenir ou alors un avenir de désespoir. Alors, on ne trouve rien de mieux, au lieu de réhabiliter le sujet, que de faire payer la victime, de la culpabiliser. Comment s’étonner de l’incompréhension des salariés. Un salarié qui perd pied parce qu’il ne comprend plus dans quel monde il vit. Ne plus comprendre est à tout le moins un signal d’alerte. Les conduites de retrait, d’isolement viennent en grande part de cette indignation contenue.

Comment faire réemerger le sujet dans l’entreprise ?

 BO Pour faire émerger le sujet dans cet espace de rationalité globalisée qu’est l’entreprise, il ne faut sans doute pas attendre passivement qu’ « on » veuille bien lui accorder une place. Le sujet n’a pas d’autre ressource que de s’y mettre lui même, individuellement et collectivement, de continuer, quoiqu’il en soit et quoiqu’il en coûte, de parler. Autrement dit de rester vivant. On est d’abord sujet d’une vie, la sienne. Prendre la parole, donner la parole, c’est toujours ouvrir le champ du possible. Une voie se dégage, un itinéraire avec des étapes devient possible. Ce qui revient, d’une certaine façon, à accepter la sortie du négatif qui décourage. Ca peut se dire, donc il y a un chemin. 

Mais la parole, le plus souvent, ne va pas de soi

BO Pour qu’elle advienne par delà tous les obstacles, le recours à un tiers est souvent nécessaire, tout particulièrement en entreprise. Les événements dans l’entreprise sont à l’origine de changements forts de l’espace-temps du travail. Et sauf exception, les entreprises n’accordent qu’assez peu d’importance à la manière dont les sujets vivent ces événements, notamment toutes ces inventions organisationnelles qui font le quotidien du travail. Hormis en cas de pépin sérieux, en cas de conflit lourd par exemple. L’intégration du sujet et de l’intersubjectif prend alors la forme d’une intervention post-traumatique. Il est rare qu’elle intervienne en amont ou en cours de projet. Trop coûteux en temps et en moyens, pensent la plupart des managers. On préfère passer en force, et si ça craque ou si ça casse on fera appel en urgence à des intervenants pour retisser les fils autant que faire se peut. C’est dans cette conception du changement que le déni du sujet est le plus fort. Il n’est fait appel à la subjectivité, à la parole au dialogue qu’en situation limite.

 Quels sont les espaces de prise de parole que l’on peut identifier dans l’entreprise ?

 BO Dans le travail au quotidien, dans les situations ordinaires des bureaux, des services, des ateliers, ça parle. Ca parle même beaucoup. D’abord parce qu’on ne peut plus travailler sans communiquer. Le management invente d’ailleurs des systèmes de contrôle, de reporting, de calcul qui, en partie, traduisent une hantise du sujet parlant, interprétant, désirant. Il y a une tension évidente entre le fait que la parole est nécessaire dans le travail et cette invention frénétique de systèmes pour la canaliser, la contrôler. Il se construit en permanence des dogmes, de l’interdit au plus près des situations de travail Les salariés subissent d’ailleurs souvent ces obligations du management comme des gaspillages. 

La peur du débordement du sujet, alors même que l’on a besoin de lui, de son intelligence face aux événements, aux dysfonctionnements est sans doute un des paradoxes majeurs du travail. Paradoxe qui, à vrai dire, ne fait pas assez l’objet de recherche. Il y aurait à investir de l’intelligence dans cette invention récurrente de l’inhumanisation des taches dans un contexte où elles ne peuvent qu’être « enrichies » pour réussir à traiter les problèmes, les pannes, les aléas…

Que ce soit dans la société ou dans l’entreprise, on ne peut en vérité qu’être frappé par le degré d’illégitimité très fort de ceux qui dirigent. Ce qui est atteint avant tout , c’est leur crédibilité. L’évacuation du sujet est au cœur de ce discrédit. La crédibilité de la manière de manager réside d’abord dans le jugement de ceux qui sont managés. Alors, quand les salariés, comme les citoyens d’ailleurs ont le pouvoir de dire « non », ils le font avec force. On l’a vu lors des grèves de 1995, on l’a vu plus récemment lors du scrutin sur la Constitution européenne.  La tentation est manifeste alors chez nombre de dirigeants de réhabiliter le management par la peur ( quand on a peur, on ne bouge pas…). Beaucoup de dirigeants  privilégient cette voie à celle du triptyque « crédibilité-légitimité-confiance».

Pour sortir de cet étau quelle voie de passage ?

BO La voie de passage est étroite. Bien sûr, on peut en rester à la dénonciation, voire à la diabolisation de l’entreprise, espace d’exploitation, d’aliénation et de reproduction des inégalités… Une autre approche consiste à considérer l’entreprise et le travail comme un endroit où on apprend des choses parce qu’entre le travail et la performance, quoiqu’on fasse, il y a la vie, c’est-à-dire à la fois des sujets qui pensent, qui comprennent, qui interprètent, qui interviennent et des « mondes sociaux », lieux de formation des identités sociales et professionnelles. Ce qui importe, c’est bien ce qui se vit malgré le poids des contingences, malgré les innombrables contraintes ou justement à cause d’eux. Renaud Sainsaulieu dans ses recherches sur les « Mondes sociaux de l’entreprise », a mis au jour les espaces, les marges de manœuvre, les niveaux d’autonomie à la fois des sujets et des collectifs. 

La tension est permanente entre la performance et la vie. Et c’est là dans cette tension que se révèlent des zones d’autonomie, des espaces où les sujets prennent la parole, communiquent. Il y va de la responsabilité des sujets eux-mêmes, qui en l’occurrence ne sont pas d’abord victimes d’une domination, mais acteurs responsables, à proprement parler sujets. La subjectivité, même ignorée, bafouée, contrainte subsiste dans la possibilité de rencontrer des gens responsables. D’une façon très directe, la question du sujet renvoie à la responsabilité. L’acteur et le sujet se retrouvent dans cette responsabilité. Elle vaut bien entendu pour celui qui dirige. Un chef qui se dédouane de toute responsabilité n’inspire au mieux que la compassion. Mais cela vaut aussi pour chacun. Autrement, nous ne serions que des choses.