« L’histoire ne se répète pas, mais elle instruit », remarque l’historien américain Timothy Snyder dans son livre De la tyrannie Vingt leçons du XX ème siècle[1] paru en 2017, à la suite de la première élection de Trump. Le propos de l’auteur était moins de dresser le constat détaillé de la bifurcation anti démocratique opérée à ce moment-là que de proposer à chacun un « guide de résistance ». Ce petit livre singulier résonne avec d’autant plus de force aujourd’hui que la menace tyrannique a gagné du terrain sur fond de guerre en Ukraine, de réélection de Trump, de montée des populismes en Europe, de brutalisation du débat démocratique sur les réseaux sociaux. La pente dangereuse qu’évoquait l’historien en 2017 s’est incontestablement accentuée, mais ses « leçons » n’en ont que plus d’actualité. Et cela d’autant qu’il s’intéresse, alors que le fatalisme paraît l’emporter, à ce que chacun peut faire dans ce contexte.
Que nous dit-il en substance qui permette de renforcer l’action de chacun dans ces temps difficiles ? « Ne pas obéir d’avance », faire attention aux mots, examiner, chercher à comprendre par soi-même, se distinguer et, autant que faire se peut, savoir résister, faire valoir la réalité et la vérité des faits, tenir le cap de l’éthique professionnelle, affermir sa vie privée, soutenir ses relations personnelles et en développer de nouvelles, par la pratique du vote défendre les institutions démocratiques pour éviter le glissement vers le parti unique, contribuer aux bonnes causes, « être aussi courageux que possible »… Un bréviaire en somme pour traverser les épreuves du retour de la haine de la démocratie, du nationalisme violent et décomplexé, des falsifications en tous genres, des discours de « l’inévitabilité » et des tentatives du « sans retour » … Snyder convoque pour chaque conseil quelques uns des enseignements tirés des heures sombres du nazisme et du communisme.
En lisant ce livre, on ne manque pas de se demander quelle résonance il peut avoir pour soi. Je vois en ce qui me concerne trois points qui me sont chers. Le métier, le langage, la vérité. Snyder a une phrase forte pour le premier. «Quand les dirigeants politiques donnent un exemple négatif, l’attachement professionnel à une pratique juste prend de l’importance ». Le métier est fait d’éthique professionnelle et en cela, il peut donner de la force individuelle et collective par gros temps. Le sociologue Renaud Sainsaulieu aimait à rappeler que « le métier, c’est ce qui rend digne ». Le langage est une autre force pour penser le présent, se remémorer le passé et considérer l’avenir. A condition de ne pas répéter les mots rétrécis ou galvaudés qui sont souvent à la base des « langages totalitaires ». Les communicants ont une immense responsabilité dans le soin à apporter au langage. Et puis, il y a la vérité. Avant tout, la vérité des faits. « Si rien n’est vrai, tout est spectacle », dit Snyder. Et quel spectacle quand on voit Trump s’abstraire en permanence de la réalité vérifiable des faits. En revenir aux faits toujours, plutôt qu’à l’opinion.
On peut juger ces recommandations parfois hors d’atteinte individuelle sans un solide adossement collectif dans la société. Il reste qu’elles disent d’abord qu’un autre chemin est possible que celui de spectateur résigné de l’effondrement. Par ailleurs, si on ne peut avoir d’influence sur tout, on a tous une part de responsabilité sur quelque chose dès lors que l’on dépasse la solitude et l’indifférence. Dans les temps qui viennent, tout ce que chacun pourra faire pour préserver la dignité est de nature à maintenir la liberté. La dignité s’est lourdement affaissée en 1933 avec l’arrivée d’Hitler, elle a failli en 1946 avec la prise du pouvoir par les communistes en Tchécoslovaquie. Plutôt que d’être comme le lapin pris dans les phares éblouissants de la tyrannie, l’historien nous dit au fond que chacun peut faire sa part et surtout que la part de chacun peut compter.
[1] Tymothy Snyder, De la tyrannie Vingt leçons du XXème siècle, Gallimard, 2017