La guerre…et le choix de la communication

Le retour de la guerre en Europe depuis 2022 m’a conduit à revenir dans un livre[1] sur la période que mes parents (ma mère allemande, mon père français) ont vécue depuis les années trente jusqu’à la fin des années quarante. Une véritable « traversée de l’impossible » et, à la suite, une reconstruction dans les ruines de l’Allemagne. Au même moment ou presque, Bernard Motulsky, professeur de communication publique et sociale à Montréal publiait un livre[2] sur sa famille plongée dans la guerre, en Allemagne, puis en France. 

Thierry Libaert, un ami qui nous connaît bien l’un et l’autre, s’est interrogé sur nos publications concomitantes, nous qui intervenons depuis longtemps dans le champ de la communication des deux côtés de l’Atlantique. Son questionnement était le suivant : en quoi le conflit, la guerre ont-ils joué un rôle dans nos parcours orientés vers la communication ? Il nous a réunis tout récemment pour en parler lors d’une soirée chaleureuse et intense organisée par l’Association nationale des communicants. J’avoue que la question m’a d’abord troublé. J’ai choisi tôt l’univers de la communication dans le monde syndical d’abord, en entreprise ensuite et aussi dans le champ de l’enseignement. Mais ce choix a-t-il au fond quelque chose à voir avec la tragédie vécue par mes parents ? 

A la réflexion, je pense que oui. Il existe un lien fort entre la guerre, singulièrement la Seconde Guerre mondiale et le développement de la communication. L’explosion de la communication, pour reprendre le titre du célèbre livre de Philippe Breton et Serge Proulx, est intervenue au sortir du conflit. Les technologies ont joué leur rôle, l’économie aussi bien sûr, mais plus fondamentalement l’enjeu était de dépasser, voire de compenser la barbarie qui s’était emparée du monde. Il fallait sortir des horreurs de la guerre en rapprochant relations, cultures et valeurs. La communication a participé à grande échelle à cette reconstruction et en particulier à la reconstruction de la démocratie avec un espace public qui a été refondé. Le retour de la parole, de l’information, du débat a contribué au développement de la liberté, du progrès et de l’émancipation. Pas partout dans le monde, loin de là. Des dictatures ont prospéré, en URSS, en Chine, en Amérique latine, se tenant toujours à bonne distance de toute idée de liberté. Mais il reste que l’essor de la communication a joué un rôle de levier puissant, que l’on songe par exemple à l’Europe en termes de réconciliation. 

Quand je pense à mon cas, ma mère et mon père ont vécu la grande destruction des années de guerre, la plongée dans la nuit personnelle, collective et ensuite la possibilité d’une reconstruction. Après-guerre, mon père a dévoré la presse, toujours à l’affût des nouvelles à la radio, passionné par les questions politiques et sociales. Je dois dire que jeune j’ai vécu dans un bain de communication. Pour lui, c’était comme une respiration vitale après le silence et l’oubli qu’il avait connus dans les camps. En même temps, cette communication charriait quantité de scories, de déchets et de manipulations (déjà, bien avant les réseaux sociaux…),  comme la démocratie d’ailleurs était pleine de faiblesses, de tensions et de contradictions. Mais l’essentiel était qu’un espace s’ouvre à nouveau et que la dispute redevienne possible. La distance, je dirais même parfois le scepticisme que mon père pouvait manifester devant tel ou tel discours, article de presse ou prise de position n’ôtait en rien à ses yeux le besoin d’ouverture et d’échange, c’est-à-dire de renaissance après l’expérience du néant. Tout cela n’a sans doute pas été pour rien à la fois dans mon implication dans la communication et dans une approche qui a toujours inclus une nécessaire distance critique. Quand je parlais d’engagement professionnel dans la communication, voire d’engagement syndical ou politique, j’entends encore mon père me dire « Garde toujours ta liberté ». Il savait, comme le disait en substance Camus, que la passion la plus forte du XXème siècle avait été la servitude.

Me revient à l’esprit une citation de l’anthropologue américaine Margaret Mead que m’a fait découvrir il y a quelque temps Yves Winkin[3] « La communication peut être aussi courte qu’une interaction et aussi longue qu’une génération ». Au-delà de l’instantané et de l’immédiat, la communication intervient sur le temps long. Un temps, dans mon cas, où la transmission générationnelle des épreuves a eu toute sa place et a ouvert une possibilité d’aller au-delà.

Illustration Frantisek Kupka


[1] Jean-Marie Charpentier, Au confluent la vie Récit du bout de la nuit et de l’aurore, Librinova, 2024 (https://www.fnac.com/a20549625/Jean-Marie-Charpentier-Au-confluent-la-vie)

[2] Bernard Motulsky, Tu comprendras un jour Une famille dans la tourmente de l’histoire, Carte Blanche, 2023 (https://www.fnac.com/livre-numerique/a19007323/Bernard-Motulsky-Tu-comprendras-un-jour )

[3] Yves Winkin, Jean-Marie Charpentier, La communication au long cours Conversations sur les sciences de la communication, C&F Editions, 2025

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