Le langage et l’écoute du travail

       Cet article paraîtra en juillet dans la revue Cadres Lire le travail. Je remercie son rédacteur en chef Laurent Tertrais de me permettre de le publier ce mois-ci sur mon blog en vue de la semaine de la Qualité de vie et des conditions de travail

Dans l’activité managériale, comme dans la communication interne des entreprises, dans les métiers RH comme dans l’activité syndicale, par-delà la différence des fonctions et des rôles, il y a une dimension trop souvent minimisée : la part du langage dans le travail. Mais de quel langage s’agit-il ? Quelle place a-t-il dans l’activité ? Qu’est-ce qu’écouter le travail aujourd’hui ?

Le code et après…

Quelles que soient les sophistications technologiques ou communicationnelles – et elles sont nombreuses -, une conception a la vie dure : celle d’un langage qui, à travers les mots et les phrases, véhicule dans un seul sens des contenus entre un émetteur et un récepteur. Héritée du vieux modèle mathématique de l’information, cette conception du langage comme une sorte de « code » s’appuie pour l’essentiel sur la transmission et la diffusion. Elle irrigue encore les représentations de beaucoup de dirigeants, de managers, voire de communicants. L’objectif demeure de « faire passer le message ». Bien sûr on tient compte d’un univers encombré d’informations, bien sûr on veille à soigner la forme, à varier les contenus, mais l’intention ne change guère sur le fond. Le langage est un véhicule. Hier, pour les ordres du contremaître, aujourd’hui pour l’explication sous forme d’un powerpoint. Vision mécaniste s’il en est. On transmet, on diffuse. Quant au sens, il n’est pas toujours au rendez-vous, c’est le moins qu’on puisse dire, singulièrement dans le champ du travail.

La situation, le cadre, le contexte et le sens

         Le sens, c’est une tout autre affaire qui certes a à voir avec le langage, mais dans une perspective différente de la seule transmission. Comment les mots et les phrases peuvent-ils faire sens ? Au-delà du code qui peut être plus ou moins partagé, il y a la situation, le cadre, le contexte[1]. On entre là dans tout ce qui permet d’accéder au sens parce qu’il y a un cadre cognitif commun, parce qu’il y a un tissu de relations établies souvent de longue date, parce qu’il y a un rapport à l’autorité, parce qu’il y a une dimension éthique, parce qu’il y a un certain type de rapports sociaux… Le cadre et le contexte sont la matrice du sens et dépendent des acteurs en présence, de leur histoire, de leurs jeux. Le sens ne vient pas d’en haut. Plus exactement, il ne se décide pas en haut. On ne donne pas « du » sens, comme le croient encore trop de communicants ou de managers. Le sens se construit parce qu’il y a un contexte interprétatif commun avec au moins autant d’explicite que d’implicite.

Le taylorisme hier, la rationalité managériale aujourd’hui peut certes vouloir « cadrer » le sens à partir d’une norme et d’une prescription, la réalité de la compréhension tient toujours au contexte d’interprétation des acteurs. Comme le langage n’est pas qu’un code à diffuser, l’organisation n’est pas qu’un ensemble de règles et de procédures à faire descendre des hauteurs de l’entreprise. Il ne suffit pas d’expliquer, il faut aussi s’expliquer. Dans l’action collective, le sens a minima est lié au fait de se mettre d’accord sur la situation, le cadre et le contexte.

L’organisation en acte, l’organisation en mots

         Et puis, il y a quelque chose de plus qui concerne la place du langage dans le travail. Le langage est devenu un des principes d’organisation du travail et cela, infiniment plus qu’hier. Parce que le travail consiste à faire face à des problèmes, des événements et des aléas multiples et pas seulement à une succession d’opérations mécaniquement exécutées, le langage fait partie intégrante du travail sous de multiples formes orales ou écrites. L’expérience du travail au fond s’apparente à « la confrontation à une situation ressentie comme problématique que le langage contribue à résoudre en pratique en même temps qu’il en dénoue le sens »[2].

Dans le travail, sous forme d’échanges quotidiens, de débats d’équipe, de confrontations à la prescription, le langage est un outil d’interprétation, un moyen de formaliser les choses, un support de circulation d’informations, un instrument de médiation sociale. Il n’est pas à côté ou au-dessus du travail, il fait partie du déroulement concret du travail. L’organisation en acte, c’est pour une large part une organisation en mots. La linguiste et chercheuse en communication Michèle Lacoste analyse le langage au travail sous un triple aspect d’activité pratique, d’interaction sociale et de production symbolique. « Les paroles de travail contribuent à maintenir, à ajuster, à modifier l’organisation – en un mot à la faire vivre ». 

« Régler des problèmes et parler ensemble »

Cette approche « organisante » du langage au travail n’est pas anodine. Elle vient remettre en question une certaine conception de l’organisation qui existerait en soi et avec de simples ajustements et échanges langagiers « à la marge ». En fait, dans le travail on a besoin de négocier, de converser, de traduire. L’usage des technologies, l’extension des activités cognitives et informationnelles, les situations d’incertitude font qu’on doit interagir au plus près du travail, se mettre d’accord, élaborer des compromis. Il y a toute une communication de travail qui est en fait un enjeu de fonctionnement de l’organisation. Elle intervient à des niveaux intermédiaires, déplaçant des frontières hiérarchiques, faisant de l’équipe un élément-clé dans la résolution des problèmes. « Travailler, c’est régler des problèmes et parler ensemble », rappelle à ce propos le chercheur Mathieu Detchessahar[3]

Il y a dans le travail un rapport étroit entre l’ordre du discours et l’ordre de l’action. On le mesure à la fois par la dynamique collective quand elle est présente, mais aussi par les dysfonctionnements quand la parole échangée fait défaut au cœur de l’activité. Dans ce cas, les liens se distendent, l’éloignement gagne, les arbitrages se font mal. Les exemples abondent de cet éloignement et du défaut de parole au travail et sur le travail. L’absence de communication dans le travail est d’autant plus dommageable, à commencer en termes de santé, quand le travail lui-même suppose une communication entre les acteurs. Les récents développements post-pandémie ont sans doute encore accru le phénomène.

Ecouter le travail, écouter les « parlers ordinaires », écouter l’indicible

Des pratiques en entreprise et des recherches ont porté ces dernières années sur l’enjeu de développer des « espaces de discussion sur le travail », autant dire de remettre à sa place le langage dans le travail quand il reflue, demeure fragile ou reste inexistant. Mais il y a une condition dont on ne parle sans doute pas assez, c’est l’écoute. On pourra inventer tous les dispositifs possibles, ils resteront éphémères tant que ceux qui ont vocation d’encadrer, de réguler, de coordonner, de médier (en clair, les dirigeants, les managers, les RH, les communicants…) ne mettront pas l’écoute du travail et de la parole des salariés au cœur de leur pratiques d’articulation, de contrôle, de délibération, de médiation. Le droit d’expression de 1982 avait déjà buté sur cette question.

Ecouter le travail, c’est connaître les habitudes, les routines, les particularités, les dilemmes. Ecouter le travail c’est connaître les mots, les arguments des individus et des équipes. C’est à partir de tout cela que le « travail d’articulation » du cadre ou du manager prend tout son sens et que la communication acquiert une certaine épaisseur. « La communication organisationelle ne « prend », n’est entendue et ne vit que tant qu’elle est articulée aux parlers ordinaires, aux parlers quotidiens des sujets au travail »[4]Ecouter le travail, c’est être de plain-pied avec le quotidien, les gens, les lieux, les bruits, les silences. Ecouter le travail c’est aussi savoir « écouter l’indicible », comme le dit le compositeur Nicolas Frize[5] qui a mis en son plusieurs univers de travail.

Illustration: Lithographie de Peter Klassen


[1] Jacques Girin, Langages, organisations, situations et agencements, Hermann, 2016

[2]Michèle Lacoste, « L’espace du langage. De l’accomplissement du travail à son organisation », Sciences de la société, n°50/51, 2000

[3]   Mathieu Detchessahar, entretien avec Jean-Marie Charpentier, Les Cahiers de la communication interne, 2013 

[4]  Frederick Mispelblom Beyer, Encadrer, un métier impossible ?, Armand Colin, 2015

[5] « Espace d’écoute, écoute d’espaces », conférence de Nicolas Frize à l’ensa Nantes, avril 2025

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