Face aux « ultraforces », face aux populismes, retrouver son humanité

En 2018, (autant dire avant le Covid, avant la sidération de l’IA, avant la poussée brutale des « ingénieurs du chaos »…), j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec le philosophe Pascal Chabot. Il enseigne la philosophie et les théories de la communication à l’Institut des hautes études des communications sociales à Bruxelles. Il venait alors de publier un remarquable livre « Exister, résister. Ce qui dépend de nous » (Puf), Lors de cet entretien [1], il m’a parlé de l’emprise du « système », de la montée des « ultraforces », des populismes, mais aussi de ce qui peut faire face à ces forces totalitaires, la justice, la liberté, la communication. Sept ans après, ce qu’il m’a dit alors résonne singulièrement aujourd’hui dans un monde où les « prédateurs » avancent à visages découverts dans la technique, l’économie et la politique.

Vous décrivez le système dans lequel nous évoluons à partir de trois éléments  concrets : la vitre, la place et l’écran. En quoi ces éléments font-ils système aujourd’hui?

Pascal Chabot Le mot système est utilisé à tort et à travers avec des sens différents. La notion de système est devenue une sorte de ventre mou. J’ai cherché à en faire quelque chose de plus construit, de plus matériel, en repérant des éléments concrets pour le caractériser dans un univers technique et démocratique. J’ai choisi la vitre, la place et l’écran. La vitre parce qu’elle sépare un dedans du dehors. Un dedans fait d’air conditionné, de consommation et un dehors qui est celui de la nature et du monde. La vitre protège et isole à la fois par rapport aux bruits du monde. La vue se porte au-delà de la paroi. On peut regarder à travers, mais dans les deux sens. La transparence de la vitre permet par exemple la surveillance d’un côté, mais aussi le contrôle démocratique du pouvoir de l’autre côté. Deuxième élément du système, la place. On est assis à une place. La manière d’être assis dans la société, dans l’entreprise renvoie au rôle de chacun. Donner un rôle à l’individu, c’est à cela que sert une société. Mais cette valeur positive est déstabilisée quand beaucoup ne trouvent pas de place ou quand le robot ne prévoit pas de place pour l’humain. Troisième élément, l’écran. L’écran du téléphone ou de l’ordinateur accapare les regards et l’attention. Un nouveau type d’accès au monde est possible. La connexion de tous avec tout. L’écran  permet d’accéder à l’information, mais aussi à la comparaison universelle. Cette convocation de tous à tout moment engendre une frénésie de disponibilité et de comparaison. Devenue la norme, l’urgence suscite en retour un besoin de temps et de maîtrise. Ces trois éléments révèlent un système porteur de dimensions et de valeurs ambivalentes.

Au-delà du système, il y a des forces et même, dites-vous, des « ultraforces ». Pourquoi est-il important de s’intéresser aux forces dans notre société ?

PC Le système n’est pas tout. Il y a l’émergence de processus nouveaux avec des impacts majeurs. Il m’a paru important de réhabiliter la notion de force, classique en philosophie, mais peu utilisée ces dernières années. La financiarisation, la numérisation, voire la robotisation sont des forces tout à fait considérables qui agissent sur le système. Elles ont des effets sur toute la société et façonnent notre devenir. C’est en ce sens que je parle d’ultraforces. Elles sont disproportionnées par rapport à la perception humaine. Quand on pense aux Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple), chacune de ces entités est dans un registre transversal quasiment hors d’atteinte. Elles ne sont pas limitées à une catégorie particulière. Google a une dimension physique, économique, intellectuelle ou politique qui dépasse tout ce qu’on a connu dans le champ des entreprises. 

Comment ces ultraforces pèsent-elles sur le système ?

PC Elles imposent au système un nouveau type de contraintes qui le fragilisent. La robotisation par exemple joue sur le nombre de places disponibles. On se voile encore pudiquement la face sur les conséquences à venir. Les ultraforces prédéterminent le rôle des individus et en l’occurrence le remplacement des caissières, des camionneurs, des employés de banque… Le tout dans une grande violence et un mépris à l’égard des métiers et des personnes qu’on juge substituables sans tenir compte de leur rôle et de leur place.

Vous rangez le populisme du côté des ultraforces…

PC Le populisme ne peut être rangé du côté de la gestion du système. Il veut même la mort du système. Il croit à la force, la force du peuple en colère contre un système. Il fédère des affects liés aux souffrances (bien réelles) dues par exemple au manque de place ou à la séparation de la vitre entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. Le populisme tels qu’on le voit prospérer à droite comme à gauche est une ultraforce qui accroît les fragilités du système. Plutôt que de recentrer sur des valeurs à défendre (protection, ouverture, place), c’est la politique de l’incrimination et de la force qui prévaut, notamment à travers une rhétorique qui est une construction d’une position en dehors du système. Le comble, c’est sans doute Donald Trump, à la fois figure du système et populiste anti-système. La démocratie se retrouve déstabilisée à la fois par les ultraforces financière ou numérique et par l’ultraforce populiste.

Entre système et forces, l’individu est comme pris dans un ensemble auquel il s’adapte ou qui l’enserre, l’isole, voire le clive… 

PC Une part des individus fonctionnent très bien dans le système. Ils s’y adaptent, surtout quand ils sont du bon côté de la vitre, avec une place bien assise et un écran qui ouvre l’accès. Il y a un moi systémique qui s’en sort plutôt bien avec même un certain bonheur de l’adaptation. Le danger est que les individus se restreignent à ce moi systémique de gagnant de la force, sans voir qu’à côté il y a des perdants ou des servants, sujets clivés par les ultraforces.  

Il y a toujours selon vous une voie de passage pour la liberté d’exister, la liberté de résister, la liberté d’être soi.

PC Nous sommes déterminés par l’environnement dans lequel nous évoluons, mais nous ne sommes pas tout entier déterminés par lui. Il y a toujours un excès de l’individu par rapport à ce qui le détermine. Parce qu’il est multiple, l’individu est toujours plus riche que ce que l’environnement imprime sur lui, y compris dans des situations limites de souffrance. Ce qui importe, c’est de faire exister cet excès de l’individu par rapport aux déterminations. A partir de là, la liberté peut être pensée. Il y a une autre dimension qui est celle d’être soi. C’est d’ailleurs ce qu’on aime chez les personnes. Ce n’est jamais le moi systémique et encore moins le moi clivé, c’est quelque chose d’autre qui est le centre de la personne. Il revient à chacun de construire ce soi à travers le rapport sensuel à l’existence, la saveur d’exister, le rapport à l’équilibre, à la mémoire. Rien dans l’histoire de l’humanité n’est jamais fini. Les marqueurs du soi, qui au passage vont toujours au-delà de soi, ouvrent des possibilités d’existence et de résistance. Dans un monde ultra technique ou ultra financiarisé, il y a à défendre un mode d’existence humain soutenable, authentique et au bout du compte un humanisme repensé.

Si l’on se place maintenant dans l’entreprise, au cœur du travail, comment faire la part du système, des forces et de la liberté pour l’individu et pour les salariés?

PC Ce que je dis là me paraît en phase avec le monde de l’entreprise. On y voit en effet un système où la vitre, la place et l’écran décrivent bien ce qu’est travailler aujourd’hui.  On y voit aussi les ultraforces qui fragilisent l’entreprise à travers une concurrence mondiale, des comptes à rendre à des actionnaires lointains, une emprise du numérique et des automatismes….A côté de cela existe un questionnement : qu’est-ce qu’être juste en entreprise? qu’est-ce que prendre la parole ? qu’est-ce qu’être soi dans le travail ? Tous les salariés cherchent à déborder leur moi systémique. On va toujours au-delà du prescrit et heureusement pour soi et pour les autres.  Cela dit, la marge de liberté est dans certains cas très étroite. Le soi est étouffé, je pense par exemple aux salariés des call centers. Mais même dans ces situations, la question de la liberté se pose, parce qu’il est toujours question de don et de reconnaissance. Le travail n’est jamais seulement un échange entre du temps et de l’argent.

En quoi la notion de justice  est-elle importante?

PC La justice est l’antidote de la force. On pourrait se dire que le contraire de la force c’est la raison, mais la raison fait souvent partie du monde des forces. Dans le financiarisation ambiante ou dans la robotisation qui vient, il y a un déferlement de raison, y compris algorithmique. C’est d’ailleurs assez douloureux pour le philosophe : on ne peut pas opposer la raison ou la rationalité aux forces. La raison est du côté du plus fort. L’autre ressource, le vrai antonyme du monde de la force, c’est le souci de justice. Pascal, Jankélévitch ou Simone Weil nous sont d’un plus grand apport que Descartes ou Kant. La vertu qui peut s’opposer au règne de la force, c’est la justice. Elle est porteuse de rééquilibrage. Quand la Cour de justice européenne condamne Google pour abus de position dominante, elle œuvre en faveur d’un équilibre.

Vous enseignez la philosophie dans un établissement universitaire qui forme des communicants. Où situer la communication ? Est-elle du côté du système, de la force ou de la liberté du soi?

PC Il faut sans doute élargir le concept même de communication et établir des distinctions. La littérature, le cinéma, l’art ou la conversation sont des modes de communication qui relèvent de la culture du soi. Tout ce qui est de l’ordre du message lié au fonctionnement, à l’organisation ou à la décision participe de l’ordre systémique. Et puis, il y a une non communication, une non parole du côté des ultraforces. Elles pratiquent un verrouillage total ou qui se veut tel, n’ayant de comptes à rendre à personne. On n’entretient pas de rapport communicationnel avec un fond de pension ou avec un Gafa. C’est le décret, la force, le contraire du langage. Tout l’enjeu dans cet univers est de faire advenir malgré tout une parole de liberté.

Quel rôle peuvent jouer des communicants en entreprise pour sortir du seul système, identifier les forces et soutenir le « souci de soi » ?

PC Sans doute de ne pas en rester à la parole systémique. Les mots que l’on utilise ont un pouvoir qui excède toujours la fonction. Parler, c’est être pleinement humain. Communiquer, c’est -ou ce devrait être- retrouver son humanité. Il y a des mots à utiliser qui sont déjà un pas vers l’autre. Les mots peuvent porter une intention de commun, une intention de justice. La communication est en soi un geste de liberté. Prendre et assumer cette liberté dans le langage, c’est ce qu’on peut attendre du communicant. Exister, résister, c’est prendre des risques à plusieurs, créer des réseaux pour affirmer une part de liberté. Compte tenu des contraintes, qui sont nombreuses, les métiers de la communication ou des RH sont sur des lignes de crête. Pour le communicant, la dimension du soi passe par un retour aux racines du langage, à l’authenticité des mots, loin des termes galvaudés ou détournés de leur sens quand, par exemple, on parle de bonheur ou de bienveillance dans un univers qui en est loin. Il y a une fidélité à l’esprit des mots qui est fondamentale. Platon parlait de la « rectitude des dénominations ».  


[1] Il est paru dans Les Cahiers de la communication interne, n°42, juin 2018