De récentes lectures me donnent l’occasion de revenir sur deux notions centrales en communication : le récit et la relation. Centrales peut-être, mais à vrai dire souvent délaissées ou malmenées alors que le récit autant que la relation sont de nature à ouvrir le champ des possibles dans un monde saturé de discours désarticulés qui éloigne plus qu’il ne rassemble. Pour faire de la transition que nous vivons une vraie transformation, encore faut-il une narration qui soit autre chose que le storytelling et des interactions qui ne réduisent pas au relationnel de basse intensité des réseaux sociaux.
Un récent rapport[1] de l’Ademe (agence de la transition écologique) propose par le récit de « mobiliser la société à travers le prisme de l’imaginaire ». Objectif : passer à une communication engageante en faveur de la transition écologique à partir d’une nouvelle articulation entre récit, imaginaire et action. Le récit a ceci de particulier qu’il peut être le révélateur d’une réalité, aussi difficile soit-elle, et l’embrayeur de changements de comportement. S’il devient si important sur une question angoissante pour la société, c’est que le récit offre le moyen tout à la fois de mettre au jour la chaîne de causalités à l’origine de la situation d’aujourd’hui et de se projeter pour faire autrement par la mobilisation et l’action.
En présentant le récit comme une « réalité fictionnelle », Aristote a en son temps décrit cette double dimension. Un pied dans le réel, un autre dans l’imaginaire. D’où l’enjeu pour produire de véritables récits pour l’action de s’appuyer sur un réel qui ne soit pas édulcoré ou plaqué comme le fait le storytelling et d’ouvrir un imaginaire crédible et désirable via des imaginacteurs, comme le propose le rapport de l’Ademe. Le défi de la transition écologique est devenu tel que l’on a désormais besoin d’une vraie narration de la transformation pour mobiliser notre imaginaire collectif. L’heure n’est plus à une communication qui se donne le beau rôle par des formes plus ou moins sophistiquées de greenwashing.
De façon concrète, trois anthropologues viennent de publier un livre[2] sur la « ville relationnelle ». Le mot-clé est relation. La transition dont il est question est le passage de la ville fonctionnelle à la ville relationnelle. Dans un cas, il n’est question que d’administration, de nombres, de gestion des flux, de réseaux…, dans l’autre d’interactions, de liens, d’expériences partagées. Les deux sont nécessaires, mais le déséquilibre est manifeste. Au mieux, la ville fonctionne, mais elle ne relie pas assez. D’où des résonances tant avec la question écologique qu’avec le vivant, le bien-être, la cohésion sociale. Les auteurs s’attachent avec grand soin et créativité à retrouver des temps, des lieux, des espaces, des « mètres carrés relationnnels »…
D’une certaine manière, on retrouve la « réalité fictionnelle » d’Aristote. A la fois le réel d’une situation présente où les places publiques manquent dans les villes, où les générations ne se retrouvent plus guère, où la biodiversité n’a plus vraiment sa place… Et, en même temps, l’agir fondé sur un imaginaire, on pourrait même dire une « utopie concrète« , pour faire de la ville une ville relationnelle. Lors d’un échange avec Yves Winkin, celui-ci me disait par exemple l’importance sous-estimée des escaliers. Fonctionnellement, un escalier, c’est fait pour descendre les marches ou les monter. On ne considère pas spontanément qu’un escalier, c’est aussi fait pour s’asseoir, se rencontrer, créer du lien. D’où l’attention à y apporter en tant que dispositif relationnel et pas seulement fonctionnel.
A l’heure de la transition, remettre du récit pour dessiner le présent et l’horizon, favoriser concrètement la relation là où l’on vit et travaille, c’est autant un défi de communication qu’un problème politique dans une société polarisée et fracturée. Les communicants gagneraient à investir plus ces terrains du récit et de la relation. Il se joue là quelque chose de tout autre que l’image virtuelle, une transformation sociale avec les acteurs.
Illustration: Gérard Titus Carmel « Feuillée »
[1] Jules Colé, Mobiliser la société à travers le prisme de l’imaginaire, Ademe, 2024
[2] Sonia Lavadinho, Pascal Le Brun Cordier, Yves Winkin, La Ville relationnelle Les sept figures, Editions Apogée, 2024