La parole difficile du sujet en entreprise

  

Il y a déjà plusieurs années de cela, j’ai eu l’occasion d’un échange avec le philosophe et psychanalyste Blaise Ollivier à propos du sujet dans l’action et de la parole en entreprise. On rappellera que Blaise Ollivier a contribué avec Renaud Sainsaulieu à faire émerger en France une sociologie de l’entreprise reconnaissant la place du sujet dans l’organisation. Relisant récemment cet entretien avec cet intellectuel disparu en 2007 , j’ai été frappé par son actualité. Je le reproduis ici bien volontiers.

Vous avez publié il y a une dizaine d’année L’acteur et le sujet. Qu’en est-il selon vous aujourd’hui de ces deux dimensions?

Blaise Ollivier  Mettre le sujet au cœur de l’action, c’est reconnaître que dans toute action il y a une dimension humaine et intersubjective. C’est accepter de faire place à cette part parfois indéfinissable de l’humain. L’action a sa part d’humanité. Et cela au-delà d’une rationalité qu’on voudrait absolue et qui n’est jamais que limitée. Un climat d’humanité dans l’action se révèle à la fois dans la mise en mot de l’expérience et dans un besoin toujours renouvelé de ritualisation. Pour le dire autrement, dans l’action il y a toujours besoin de dire et de symboliser que nous ne sommes pas des « objets », ni des pions dans un jeu stratégique, ni de simples rouages dans une organisation complexe.

A travers l’histoire, cette part d’humanité dans l’action a été capitale. On l’a vu par exemple dans le développement des mathématiques en Europe et en Asie. Longtemps, les mathématiques ont progressé ici et là-bas à la même vitesse. Mais à partir du XVIII ème siècle, l’Europe a progressé plus vite alors que l’Asie, et notamment la Chine, stagnait. La raison principale de cet écart tenait à ce qu’en Europe l’invention mathématique nourrissait l’action et le progrès humain à travers l’innovation technologique notamment. En Chine il n’y avait pas ou peu d’application humaine découlant des trouvailles mathématiques. La recherche s’y développait en l’absence de l’action. Or, l’action a à voir avec la compréhension, l’innovation, l’appropriation, donc avec une traduction humaine, une part humaine. Ce qui, l’histoire l’a assez montré,  ne va guère avec le fait d’être esclave ou serf. Ayant fondamentalement partie liée avec le sujet, l’action bute toujours à un moment ou à un autre sur la sphère de l’intolérable qui change selon les époques.

A présent, on voudrait se convaincre – et nous convaincre – que le réel est complexe. La complexité supposée du réel fait peser sur le sujet tout le poids des contingences. Celui-ci devrait en toutes circonstances se soumettre à ce réel qu’on impose au motif de sa complexité. Cette approche de l’action met dangereusement la subjectivité de côté, au prix parfois du retour de la haine, de la brutalité, de l’intolérable. Or, il se passe des choses tout à fait essentielles du côté du sujet, dans l’intersubjectif. Si la complexité existe bel et bien, elle n’est pas là où on la met habituellement. Le réel en définitive est assez simple, c’est l’humain qui est complexe. 

Vouloir  à tout prix aborder l’action en niant le sujet correspond à une sorte d’hallucination qui, par certains côtés, s’apparente à l’état de guerre. Pourtant la tendance, on le voit tous les jours, est à la fuite devant la dimension d’intersubjectivité. Il est par exemple intéressant d’entendre des intellectuels hongrois, polonais ou tchèques faire la critique de la modernité. Avec l’expérience du totalitarisme, ils portent un regard acéré sur une modernité qui met au centre de façon quasi exclusive la rationalité, le progrès, la technique…au risque de la dissolution de l’individu. Or, l’individu « moderne » a une subjectivité, une conscience qui lui est propre, un rapport à soi. C’est tout cela que l’on évacue au profit d’une nouvelle grande idéologie anonyme et surplombante : la mondialisation. Elle se présente comme un principe supérieur légitime devant lequel il n’y a qu’à se prosterner. Nous assistons au grand retour des idoles en somme, avec sacrifice humain à la clé. Le sujet n’a qu’à se plier. Et quand des difficultés apparaissent, on fait appel aux outils, aux prothèses plutôt que d’entrer avec le sujet dans le problème à résoudre. 

N’y a t-il pas un paradoxe entre une individualisation croissante, voire une certaine psychologisation des rapports sociaux et un déni du sujet dans les organisations, singulièrement dans les entreprises ?

BO L’entreprise illustre bien cette dissociation critique entre l’action et le sujet. Quoiqu’on dise, le travail est un lieu où le défoulement, le harcèlement et la souffrance ne manquent pas. Mais on fait comme si les effets sur les individus n’existaient pas. Si le travail c’est bien sûr de l’intelligence, de la compétence et de la solidarité, ce qui s’individualise avant toute chose désormais c’est le contrat, c’est le résultat. La pression est forte sur l’individu et s’y mêlent des conduites de séduction, mais aussi d’évitement. Celui qui l’emporte, qui « gagne » est celui dont le potentiel de séduction est plus élevé que la moyenne. Mais la séduction dont il s’agit est de l’ordre de la séduction de l’araignée. 

Bien sûr, ramener la question du sujet en entreprise, c’est parler de la vie au moins autant que de la performance. L’intersubjectivité notamment conduit à s’intéresser à la vie, à l’hétérogène, au complexe. La performance qui est allée de pair avec l’individualisation croissante de l’entreprise n’est en fait pas une performance globale permettant dans le cadre de la production de faire place à la vie. L’évitement du sujet est ici à mettre en relation avec une réflexion sur le corps. Nous restons dans une tradition du corps-machine. De ce point de vue, l’évolution de la médecine est éloquente. Dans la médecine moderne, c’est la chirurgie qui progresse. On n’est pas loin de la logique du garagiste, et cela aux dépens de la tradition humaniste qui recule, sauf peut-être dans la traitement du cancer où le malade est un adjoint essentiel. D’une certaine façon, la médecine sans sujet et l’entreprise sans sujet, c’est un peu la même chose. Mais il faut bien mesurer que ce rejet du sujet a un coût. C’est tout à fait évident dans le cas de la Sécurité sociale ou en entreprise quand le travail – et surtout le non travail – n’offre plus d’avenir ou alors un avenir de désespoir. Alors, on ne trouve rien de mieux, au lieu de réhabiliter le sujet, que de faire payer la victime, de la culpabiliser. Comment s’étonner de l’incompréhension des salariés. Un salarié qui perd pied parce qu’il ne comprend plus dans quel monde il vit. Ne plus comprendre est à tout le moins un signal d’alerte. Les conduites de retrait, d’isolement viennent en grande part de cette indignation contenue.

Comment faire réemerger le sujet dans l’entreprise ?

 BO Pour faire émerger le sujet dans cet espace de rationalité globalisée qu’est l’entreprise, il ne faut sans doute pas attendre passivement qu’ « on » veuille bien lui accorder une place. Le sujet n’a pas d’autre ressource que de s’y mettre lui même, individuellement et collectivement, de continuer, quoiqu’il en soit et quoiqu’il en coûte, de parler. Autrement dit de rester vivant. On est d’abord sujet d’une vie, la sienne. Prendre la parole, donner la parole, c’est toujours ouvrir le champ du possible. Une voie se dégage, un itinéraire avec des étapes devient possible. Ce qui revient, d’une certaine façon, à accepter la sortie du négatif qui décourage. Ca peut se dire, donc il y a un chemin. 

Mais la parole, le plus souvent, ne va pas de soi

BO Pour qu’elle advienne par delà tous les obstacles, le recours à un tiers est souvent nécessaire, tout particulièrement en entreprise. Les événements dans l’entreprise sont à l’origine de changements forts de l’espace-temps du travail. Et sauf exception, les entreprises n’accordent qu’assez peu d’importance à la manière dont les sujets vivent ces événements, notamment toutes ces inventions organisationnelles qui font le quotidien du travail. Hormis en cas de pépin sérieux, en cas de conflit lourd par exemple. L’intégration du sujet et de l’intersubjectif prend alors la forme d’une intervention post-traumatique. Il est rare qu’elle intervienne en amont ou en cours de projet. Trop coûteux en temps et en moyens, pensent la plupart des managers. On préfère passer en force, et si ça craque ou si ça casse on fera appel en urgence à des intervenants pour retisser les fils autant que faire se peut. C’est dans cette conception du changement que le déni du sujet est le plus fort. Il n’est fait appel à la subjectivité, à la parole au dialogue qu’en situation limite.

 Quels sont les espaces de prise de parole que l’on peut identifier dans l’entreprise ?

 BO Dans le travail au quotidien, dans les situations ordinaires des bureaux, des services, des ateliers, ça parle. Ca parle même beaucoup. D’abord parce qu’on ne peut plus travailler sans communiquer. Le management invente d’ailleurs des systèmes de contrôle, de reporting, de calcul qui, en partie, traduisent une hantise du sujet parlant, interprétant, désirant. Il y a une tension évidente entre le fait que la parole est nécessaire dans le travail et cette invention frénétique de systèmes pour la canaliser, la contrôler. Il se construit en permanence des dogmes, de l’interdit au plus près des situations de travail Les salariés subissent d’ailleurs souvent ces obligations du management comme des gaspillages. 

La peur du débordement du sujet, alors même que l’on a besoin de lui, de son intelligence face aux événements, aux dysfonctionnements est sans doute un des paradoxes majeurs du travail. Paradoxe qui, à vrai dire, ne fait pas assez l’objet de recherche. Il y aurait à investir de l’intelligence dans cette invention récurrente de l’inhumanisation des taches dans un contexte où elles ne peuvent qu’être « enrichies » pour réussir à traiter les problèmes, les pannes, les aléas…

Que ce soit dans la société ou dans l’entreprise, on ne peut en vérité qu’être frappé par le degré d’illégitimité très fort de ceux qui dirigent. Ce qui est atteint avant tout , c’est leur crédibilité. L’évacuation du sujet est au cœur de ce discrédit. La crédibilité de la manière de manager réside d’abord dans le jugement de ceux qui sont managés. Alors, quand les salariés, comme les citoyens d’ailleurs ont le pouvoir de dire « non », ils le font avec force. On l’a vu lors des grèves de 1995, on l’a vu plus récemment lors du scrutin sur la Constitution européenne.  La tentation est manifeste alors chez nombre de dirigeants de réhabiliter le management par la peur ( quand on a peur, on ne bouge pas…). Beaucoup de dirigeants  privilégient cette voie à celle du triptyque « crédibilité-légitimité-confiance».

Pour sortir de cet étau quelle voie de passage ?

BO La voie de passage est étroite. Bien sûr, on peut en rester à la dénonciation, voire à la diabolisation de l’entreprise, espace d’exploitation, d’aliénation et de reproduction des inégalités… Une autre approche consiste à considérer l’entreprise et le travail comme un endroit où on apprend des choses parce qu’entre le travail et la performance, quoiqu’on fasse, il y a la vie, c’est-à-dire à la fois des sujets qui pensent, qui comprennent, qui interprètent, qui interviennent et des « mondes sociaux », lieux de formation des identités sociales et professionnelles. Ce qui importe, c’est bien ce qui se vit malgré le poids des contingences, malgré les innombrables contraintes ou justement à cause d’eux. Renaud Sainsaulieu dans ses recherches sur les « Mondes sociaux de l’entreprise », a mis au jour les espaces, les marges de manœuvre, les niveaux d’autonomie à la fois des sujets et des collectifs. 

La tension est permanente entre la performance et la vie. Et c’est là dans cette tension que se révèlent des zones d’autonomie, des espaces où les sujets prennent la parole, communiquent. Il y va de la responsabilité des sujets eux-mêmes, qui en l’occurrence ne sont pas d’abord victimes d’une domination, mais acteurs responsables, à proprement parler sujets. La subjectivité, même ignorée, bafouée, contrainte subsiste dans la possibilité de rencontrer des gens responsables. D’une façon très directe, la question du sujet renvoie à la responsabilité. L’acteur et le sujet se retrouvent dans cette responsabilité. Elle vaut bien entendu pour celui qui dirige. Un chef qui se dédouane de toute responsabilité n’inspire au mieux que la compassion. Mais cela vaut aussi pour chacun. Autrement, nous ne serions que des choses.

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