La lecture récente de deux ouvrages m’a donné l’occasion de revenir sur la double face du numérique et de ses usages. Entre avers et revers, utopie et dystopie en quelque sorte, termes que j’emprunte à Yves Winkin, anthropologue de la communication dans ses travaux sur l' »enchantement ». Plus nous avançons dans le monde des réseaux, plus nous sommes pris dans cette double dimension. A l’heure où l’IA se déploie entre fascination et crainte, ce qui se joue depuis quelques dizaines d’années avec le numérique est riche d’enseignements.
Première lecture, fascinante à tous égards, le livre de Fred Turner Aux sources de l’utopie numérique De la contre-culture à la cyberculture[1]. Ce livre paru en 2006 résonne singulièrement aujourd’hui. Le chercheur en sciences de la communication y décrit, à travers le parcours de Stewart Brand, comment le numérique a émergé au carrefour des communautés de la contre-culture américaine et des prolongements de la cybernétique après la Seconde Guerre mondiale. On connaissait les parcours atypiques de Steve Jobs et de quelques autres, mais Turner relate dans ce livre quelque chose de plus profond et original. A savoir la genèse du réseau qui va devenir mondial via notamment l’ordinateur individuel et plus tard le téléphone. Bien au-delà de la prouesse technologique, il y a au fondement une utopie qui est celle de la mise en réseau ouverte d’acteurs et de données. Turner raconte l’histoire du Whole Earth Catalog dans sa version papier, puis numérique. Le génie éclectique de Stewart Brand, aux frontières du design, des happenings sous LSD, de l’art, de la musique et de l’édition est d’avoir conçu en 1968 un outil de mise en relation de toutes sortes de communautés sous la forme d’un catalogue des ressources. Les membres des communautés hippies, la nouvelle gauche américaine, les mouvements de désobéissance civile, les partisans du retour à la terre, les courants zen… bref tous ceux qui récusent alors l’ordre hiérarchique et technocratique vont s’alimenter à ce catalogue, sorte de fourre-tout de dispositifs et de pratiques alternatives. Le succès sera immense et sera à la base d’une communauté virtuelle qui servira de modèle pour les réseaux numériques à venir. Google n’existerait sans doute pas sans le Whole Earth Catalog qui deviendra ensuite le réseau Well. Au passage, le rôle du LSD n’a pas été mince dans la conception de cette utopie d’un réseau virtuel censé dépasser toutes les frontières physiques. La représentation de la toile a une part de ses origines dans les effets hallucinogènes et une certaine distorsion du réel. Revenir à cette part utopique du numérique n’est pas sans intérêt au moment où, avec l’IA, on s’apprête à franchir une nouvelle étape. Il s’est passé quelque chose dans les années 1970-1980 qui n’est pas que technologique. La technologie, sous forme des progrès de l’informatique, s’est trouvée en résonance avec des pratiques marginales au départ, mais qui vont se déployer pour donner naissance à une culture numérique. Le marché bien sûr s’est emparé de la trouvaille et lui a donné des prolongements économiques à grande échelle, avec tout ce que le capitalisme charrie dans les moments de bascule.
Loin de l’utopie stimulante des origines, il est en tout cas aujourd’hui une réalité du numérique de nature beaucoup plus dystopique. La lecture du livre de Giuliano Da Empoli Les ingénieurs du chaos (2) révèle de façon glaçante les usages du numérique dans le champ politique. Point de mise en réseau positive d’acteurs, point de relation entre des communautés, mais des stratégies de conquête politique à partir de plateformes dont la vocation est de chambouler le terrain politique à partir d’une gestion ciblée des colères de la société. Le populisme qui monte partout a des liens très puissants avec le numérique. De l’Italie du Mouvement Cinq étoiles aux Etats-Unis de Trump, de l’Angleterre du Brexit à la Hongrie d’Orban, du Brésil de Bolsonaro à la France de Le Pen, Giuliano Da Empoli met au jour le rôle de spin doctors grands ordonnateurs des réseaux numériques au service du national-populisme. Alors qu’avec le numérique des origines, il était question de relier, de mettre en réseau acteurs et pratiques sociales, on assiste dans cette exploitation politique du numérique et du Big Data à une fragmentation de publics-cibles bombardés de messages ajustés aux diverses colères. Objectif : déstabiliser, créer du chaos de sorte d’installer des figures, y compris carnavalesques, réceptacles de ces colères. Orban, Salvini, Bolsonaro, Beppe Grillo, Trump…autant de personnages montés certes dans des contextes politiques qui leur ont permis d’apparaître, mais puissamment aidés par le numérique et les algorithmes. On sort ébranlé de la lecture de ce livre qui détaille les méthodes très sophistiquées en termes de gestion des données pour changer les règles du jeu politique et le visage de nos sociétés.
Puissance des réseaux dans un cas pour relier, connecter, mettre en mouvement. Puissance des réseaux dans l’autre cas pour faire turbuler la démocratie et installer des leaders populistes. La tension est manifeste entre avers et revers, utopie et dystopie. Avec ces deux faces du numérique, nous sommes prévenus pour le déploiement de l’IA.
[1] Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, préface de Dominique Cardon, C&F, 2013
(2) Giuliano Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Folio actuel, 2019