Quand le management est devenu un « machin »…

« Je suis convaincu qu’il s’agit d’une fumisterie ». Le sociologue[1] n’y va pas par quatre chemins pour évoquer ce qui fait l’objet de doctes colloques, de modèles, de recommandations, de conseils, sans parler de quantité de formations. Pour Norbert Alter, le management est non seulement en crise, mais « il n’a plus de sens ». Et plutôt que d’ajouter un énième livre savant et critique, il choisit le mode du pamphlet sous la forme d’une fiction ravageuse autour d’un personnage de consultant désabusé dont on suit le parcours sinueux dans un cabinet-conseil en management plus vrai que nature. D’ailleurs, pour désacraliser encore le sujet du management, il n’a rien trouvé de mieux que de l’appeler le « machin »… C’est percutant, impertinent, criant de vérité, drôle autant qu’il est possible. Norbert Alter dont on connaît les travaux sur l’innovation, le don ou la différence s’est lâché dans ce livre. On ne s’en plaindra pas tant la question du management a été abusivement élevé au rang de « totem » devant lequel se prosternent tout un tas de gens du côté des entreprises, des consultants, des communicants, voire de certains pontes des sciences de gestion. 

         La « pensée » managériale est en faillite et elle prétend faire croire le contraire en produisant sans cesse de nouveaux mots et des artefacts sophistiqués censés résoudre ce problème vieux comme les organisations, à savoir obtenir des salariés qu’ils fassent ce qu’on voudrait qu’ils fassent. Les tribulations du consultant que Norbert Alter nous propose de suivre nous entraînent dans le dédale des innombrables locutions et outils créés au fil du temps pour donner corps au management. Trois lettres capitales reviennent comme un leitmotiv. Le « P » de programmer. Le « S » de standardiser et le « C » de coordonner. L’acronyme PSC est le couteau suisse de notre consultant en toutes circonstances et organisations. Les mots, souvent vides de sens, peuvent changer selon les époques, les dispositifs, toujours plus raffinés, peuvent se succéder, il reste une constante : il faut impérativement remplacer les solutions que les salariés trouvent au quotidien par des montages aussi abstraits que problématiques pour produire de l’engagement. Alors, on rationalise à tout va, on « gère » le changement dans les moindres détails, on communique « la » transformation. C’est coûteux, souvent inefficace. Cela a pour effet en général d’aboutir à un changement auquel les salariés « résistent », ouvrant à la suite la voie d’un mouvement perpétuel. Le management n’est jamais en manque de nouveauté, abreuvé par des cabinets-conseil dont la mission est d’entretenir et de soutenir le « machin ». Norbert Alter nous régale de détails sur l’inventivité et l’étendue du bric-à-brac managérial ou plutôt « machinal ».

         On est frappé par une chose : l’éloignement du social. Le management se méfie comme de la peste de ce que les salariés peuvent créer par eux-mêmes dans les équipes, ateliers ou services. C’est un peu comme s’ils étaient dépourvus d’intelligence en propre pour bien faire leur travail. Seul le management a, ou doit avoir, l’intelligence de l’organisation. Bien sûr, ça ne marche pas comme ça, mais on fait comme si pour garder la main, ce qui justifie le raffinement et le déluge de propositions pour montrer que l’on contrôle la situation. En fait, le pôt aux roses, c’est le contrôle, même quand on ne contrôle rien. Un autre sociologue, Jean-Daniel Reynaud, avait en son temps parlé des trois régulations à l’oeuvre dans l’entreprise (la régulation de contrôle, la régulation autonome et la régulation conjointe). Même s’il se cache sous des habits toujours neufs, le management a gardé l’obsession du contrôle. L’autonomie, voilà encore et toujours l’ennemie. Alors Norbert Alter, sociologue en liberté, insiste pour qu’on foute un peu la paix aux salariés avec les obsessions du « machin ». Salutaire.


[1] Norbert Alter, Pour en finir avec le machin Les désarrois d’un consultant en management EMS, 2024

Numérique: entre utopie et dystopie

La lecture récente de deux ouvrages m’a donné l’occasion de revenir sur la double face du numérique et de ses usages. Entre avers et revers, utopie et dystopie en quelque sorte, termes que j’emprunte à Yves Winkin, anthropologue de la communication dans ses travaux sur l' »enchantement ». Plus nous avançons dans le monde des réseaux, plus nous sommes pris dans cette double dimension. A l’heure où l’IA se déploie entre fascination et crainte, ce qui se joue depuis quelques dizaines d’années avec le numérique est riche d’enseignements.

Première lecture, fascinante à tous égards, le livre de Fred Turner Aux sources de l’utopie numérique De la contre-culture à la cyberculture[1]Ce livre paru en 2006 résonne singulièrement aujourd’hui. Le chercheur en sciences de la communication y décrit, à travers le parcours de Stewart Brand, comment le numérique a émergé au carrefour des communautés de la contre-culture américaine et des prolongements de la cybernétique après la Seconde Guerre mondiale. On connaissait les parcours atypiques de Steve Jobs et de quelques autres, mais Turner relate dans ce livre quelque chose de plus profond et original. A savoir la genèse du réseau qui va devenir mondial via notamment l’ordinateur individuel et plus tard le téléphone. Bien au-delà de la prouesse technologique, il y a au fondement une utopie qui est celle de la mise en réseau ouverte d’acteurs et de données. Turner raconte l’histoire du Whole Earth Catalog dans sa version papier, puis numérique. Le génie éclectique de Stewart Brand, aux frontières du design, des happenings sous LSD, de l’art, de la musique et de l’édition est d’avoir conçu en 1968 un outil de mise en relation de toutes sortes de communautés sous la forme d’un catalogue des ressources. Les membres des communautés hippies, la nouvelle gauche américaine, les mouvements de désobéissance civile, les partisans du retour à la terre, les courants zen… bref tous ceux qui récusent alors l’ordre hiérarchique et technocratique vont s’alimenter à ce catalogue, sorte de fourre-tout de dispositifs et de pratiques alternatives. Le succès sera immense et sera à la base d’une communauté virtuelle qui servira de modèle pour les réseaux numériques à venir. Google n’existerait sans doute pas sans le Whole Earth Catalog qui deviendra ensuite le réseau Well. Au passage, le rôle du LSD n’a pas été mince dans la conception de cette utopie d’un réseau virtuel censé dépasser toutes les frontières physiques. La représentation de la toile a une part de ses origines dans les effets hallucinogènes et une certaine distorsion du réel. Revenir à cette part utopique du numérique n’est pas sans intérêt au moment où, avec l’IA, on s’apprête à franchir une nouvelle étape. Il s’est passé quelque chose dans les années 1970-1980 qui n’est pas que technologique. La technologie, sous forme des progrès de l’informatique, s’est trouvée en résonance avec des pratiques marginales au départ, mais qui vont se déployer pour donner naissance à une culture numérique. Le marché bien sûr s’est emparé de la trouvaille et lui a donné des prolongements économiques à grande échelle, avec tout ce que le capitalisme charrie dans les moments de bascule. 

Loin de l’utopie stimulante des origines, il est en tout cas aujourd’hui une réalité du numérique de nature beaucoup plus dystopique. La lecture du livre de Giuliano Da Empoli Les ingénieurs du chaos (2) révèle de façon glaçante les usages du numérique dans le champ politique. Point de mise en réseau positive d’acteurs, point de relation entre des communautés, mais des stratégies de conquête politique à partir de plateformes dont la vocation est de chambouler le terrain politique à partir d’une gestion ciblée des colères de la société. Le populisme qui monte partout a des liens très puissants avec le numérique. De l’Italie du Mouvement Cinq étoiles aux Etats-Unis de Trump, de l’Angleterre du Brexit à la Hongrie d’Orban, du Brésil de Bolsonaro à la France de Le Pen, Giuliano Da Empoli met au jour le rôle de spin doctors grands ordonnateurs des réseaux numériques au service du national-populisme. Alors qu’avec le numérique des origines, il était question de relier, de mettre en réseau acteurs et pratiques sociales, on assiste dans cette exploitation politique du numérique et du Big Data à une fragmentation de publics-cibles bombardés de messages ajustés aux diverses colères. Objectif : déstabiliser, créer du chaos de sorte d’installer des figures, y compris carnavalesques, réceptacles de ces colères. Orban, Salvini, Bolsonaro, Beppe Grillo, Trump…autant de personnages montés certes dans des contextes politiques qui leur ont permis d’apparaître, mais puissamment aidés par le numérique et les algorithmes. On sort ébranlé de la lecture de ce livre qui détaille les méthodes très sophistiquées en termes de gestion des données pour changer les règles du jeu politique et le visage de nos sociétés. 

Puissance des réseaux dans un cas pour relier, connecter, mettre en mouvement. Puissance des réseaux dans l’autre cas pour faire turbuler la démocratie et installer des leaders populistes. La tension est manifeste entre avers et revers, utopie et dystopie. Avec ces deux faces du numérique, nous sommes prévenus pour le déploiement de l’IA.


[1] Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, préface de Dominique Cardon, C&F, 2013

(2) Giuliano Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Folio actuel, 2019